Servi par un acteur filiforme, dégingandé, aux mains longues, fines et osseuses, Ivanov est de retour au théâtre de l'Odéon, mis en scène par Luc Bondy. C'est l'une des premières pièces écrites par Anton Tchekhov, et peut-être l'une des moins connues. Elle est pourtant tellement russe... Même les costumes et les décors relativement contemporains ne peuvent effacer cette extraordinaire impression de plongée dans un monde différent, moins européen, où l'ennui et la paresse prennent un tout autre sens. C'est la Russie de la campagne, du déclin, du refus de la modernité et du cosmopolitisme. On se saoule "parce que c'est comme ça, c'est la tradition dans un mariage", commentera le père Lebedev dans la dernière scène. Lui, c'est presque le seul homme bon de la maisonnée, mais faible, si faible face à son épouse, une avare comme seule la Russie de Tchekhov ou de Dostoïevski peut en produire, et face à sa fille chérie, Anna Petrovna. Celle-ci, amoureuse d'un Ivanov déjà perdu dans ses contradictions et goujat davantage par faiblesse que par calcul, persiste dans son dessein contre toute raison, et fait preuve d'une obstination très moderne. Elle ne fera que précipiter la fin d'Ivanov, incapable de la moindre détermination. Comme le dit la note d'intention du metteur en scène, Ivanov est "l'homme empêché" par excellence, celui qui ne parvient jamais à être ni gai, ni compris et encore moins heureux. Homme de chiffon, il est le jouet du destin et des hommes. Ou plutôt des femmes, en l'occurrence.
Le physique particulier de Micha Lescot, tout en ondulation, est magnifiquement adapté à ce personnage finalement peu sympathique. Sa performance n'en est pas moins remarquable. Marina Hands campe une Anna Petrovna lumineuse et tragiquement émouvante.
Les amoureux de la belle littérature russe regretteront une traduction contemporaine qui se trompe parfois de registre. Certes, il faut se faire comprendre aujourd'hui, mais pourquoi nous infliger un vocabulaire aussi réduit ? On ne peut manquer d'être un peu peiné d'entendre Ivanov se plaindre d'un "J'ai l'cafard" qui tient davantage de l'état d'âme d'une minette du XXIème siècle que d'un propriétaire terrien de la Russie centrale dans les années 1880.
Pour le reste, l'oeuvre nous renvoie sans concession à notre propre incapacité à nous déterminer. Qui de nous peut se vanter de conduire sa vie d'une main de maître, sans jamais tergiverser, ni se tromper ? Il nous arrive à tous d'errer dans des limbes d'incompréhension alors même que nous sommes "des hommes de bonne volonté" et que nos intentions sont pures... Le monde extérieur sait nous stimuler, comme Anna Petrovna sait dynamiser Ivanov, mais au prix de combien d'effort, d'énergie !
Une seule conclusion : allez voir cet excellent spectacle, qui se joue jusqu'au 1er novembre 2015.