[TU AURAIS VOULU L'OUBLIER] T u aurais voulu l'oublier Françoise Ascal,
ou ne jamais l'entendre
mais tu tendais l'oreille stationnais près de la margelle guettais malgré l'interdit
tu guettes encore
tu ne veux pas manquer le moindre de ses murmures mélopées sanglots litanies bercements tout cela qui vacille dans l'ombre de jour comme de nuit tout cela qui coule et roule dans sa voix secrète sa voix d'eau souterraine sa voix cachée retirée du monde mutique volontaire campée dans un refus de forêt noire non pas de pacte avec la lumière pas d'étreinte avec le bleu du ciel toujours elle veillera le malheur
elle n'entend pas les vivants qui l'appellent elle a quitté leur table depuis longtemps elle est avec eux les morts ses morts pour eux seuls sa langue se délie elle leur parle les rassure ils sont nombreux ne vieillissent pas à celui en tenue de soldat elle confie qu'elle ne tardera pas à cet autre elle chant une comptine
tu cherches les morts tu te demandes si toi aussi tu as des morts partout dans la maison tu les cherches les siens les tiens tu crois les apercevoir entre les cloisons ajourées de la grange les surprendre dans le craquement du plancher il leur arrive de te frôler quand tu t'attardes dans les friches un soir de lune tu les devines terrés au fond du puits
est-ce que les morts parlent
tu lances tes mots dans l'énigme la peur te répond
la peur trace des cercles au centre tu perds ton nom
tu aurais aimé l'oublier
ou ne jamais l'entendre
mais tu guettes encore
tu ne l'entends plus
elle est devenue ton ombre
Des voix dans l'obscur, Éditions Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2015, s.f. Dessins de Gérard Titus-Carmel.