Gabrielle Althen, Soleil patient par Isabelle Lévesque

Publié le 05 novembre 2015 par Angèle Paoli

La pierre résiste au vent impérieux,
mais cède au pied patient.

Albert Camus1

Q uelle initiale pour le premier poème ? Le " mot ", matière et magie, " [p]our attirer la foudre " ? Quelque chose à rompre par l'éclat, le gris sur ce socle de parole où manque quelque chose qui n'est pas nommé mais que " L'épée ", titre d'un des premiers poèmes, pourra peut-être fendre de son tranchant salvateur ? " [D]ans le temps sans paroles ", il faut pénétrer, (en) découdre, trouer, faire briller sa lame et, d'estoc ou de taille, traverser le gris.

Tout commence sous le signe des épines, " [t]e voilà écorché ". Par cette écorchure passe la lumière et le mouvement sera déclenché par l'impératif " danse " répété quatre fois, cerclé ou auréolé de ce que ce verbe engendre : le poème.

Le livre est constitué de trois parties, le sens apparemment paradoxal de la première, " Trouver manque ", est expliqué par l'auteur en fin de volume (" En guise d'argument "). " [U]ne expression de ma mère ", nous confie-t-elle, Bretonne allée en Algérie loin du ciel changeant du pays : elle instaure le manque comme fruit d'une action ou plutôt aboutissement d'un processus qui n'est pas vain. Trouveur, celui qui cherche en la langue une source que le poème accomplit. L'emploi de l'impératif régulier confirme la démarche volontaire d'un sujet, de " [l']enfant pesant comme un caillou / Sur le chiffon des choses / Et ce n'est que le vent sur la ville sans toits / Son cri à l'unisson / Et le mot qui grandit sur ce morcellement ". Émiettement qui grandit, fragments multipliés pour le " mot du monde ", cela " s'écrit lentement ". Les poèmes courts et longs alternent, comme le vers (majoritaire) et la prose :

" Des perles manquent au chapelet de la parole ".

Ce qui se passe, en suite logique, " [e]t le gris va au gris sans laisser de sillage ", placé sous le signe du morcellement et du manque, il diffracte le temps, les mots en appellent d'autres, " forêt verte " et " vertèbres ", l'arbre devenu personne humaine, tandis que les " épines " de la mer côtoient " [u]n liseron béant ". L'homme, lié à l'espace infini, s'accroche aux parois, fines écorces, marquées par l'effroi, le temps réduit au silence " des vieux châteaux de craie ". Manquent le commencement, l'augure pur et sa portée libre inclinée vers la promesse mais " [l]e moment se referme ", les courtes proses envisagent le constat démis, l'impossible accru :

" L'incroyable t'aura touché la main, puis il est reparti, sans laisser de restes. "

Constat, langue d'éviction alternant le temps d'une projection caduque, futur antérieur, et celui du passé : fermeture de la faille où passait la lumière.

Si les " phrases noires " " ne donnent pas d'ombre ", l'espoir (espérance ?) subsiste là où " irradient des feuilles mortes ", liées à la mémoire oubliée de ce qui fut un. Glissement d'un mouvement vers une sensation : vol des brindilles puis leur bruit, comme si la perméabilité du monde autorisait les transferts (les suscitait). Au milieu, " je ", instance d'écriture mais aussi personne au monde qui voit ses défaillances, son tremblement. L'analogie fonctionne comme révélateur et laisse une présence immanente. Toutefois " [l]e sens gît à terre / Mais il ne se voit pas ", comment le dévoiler ? La mémoire offre un accès mais " [o]n croit l'histoire tombée / Fond de puits ou bien vide prolixe ? " Où trouver quand cherche encore Ulysse, aidé par les étoiles (ont-elles manqué ?) ? Le nom fait-il foi dans la quête et le retour vers le lieu ? Le chemin n'est-il pas sa propre réponse quand Personne écarte l'assaut d'une possible vengeance ?

La craie à la trace effaçable apparaît dans des contextes différents : auprès des corps nus avant le baiser, elle éloigne, comme un bâton de pluie, la durée cruciale et la discorde. En perpétuelle osmose ou conversation, l'abstrait et le concret se rencontrent sur le socle du questionnement : " l'absolu rit depuis sa robe nue ", des siècles de langue ou de faits glorieux traversent le poème pour fixer en ce " soleil patient " les repères évanouis mais incontournables de la mémoire. La musique les éveille comme la fable, ou le " mot " du poète repris du premier poème. Les compléments du nom assoient l'alliance entre l'invisible, ou l'idéal, ou l'abstrait, et les parties du corps ou les objets, " la main du poème ".

Le titre de la seconde partie, " Falloir ", est un infinitif, celui de la nécessité absolue, de la volonté surtout qui fait agir et entreprendre pour fermer ou traverser la faille. Ce verbe, doublet de " faillir " est issu du latin populaire " fallire " qui signifie " faire défaut ". Le manque y est inscrit.

Des vers courts présentent une suite d'actions au passé récent des constats, sans autre complément que l'essentiel et minimal :

" Tu as bu ton café

Tu as fermé le gaz

Rangé ta chambre

Et rassemblé tes feuilles ".

Départ sans fin, solitude et la vieillesse mesurée au corps abîmé :

" Les épaves rouillent ainsi devant l'oubli ".

Le vent garant traverse les poèmes, peut-être assure-t-il la pérégrination constante du cœur ou du geste salvateur et fécond qui fait du gris une durée limitée. Parenthèses nombreuses (ou tirets), commentaires ou l'écho affirmé d'une voix consciente de ses actes, prosopopées successives, le " je " se déplace :

" Je ne suis pas à ma place dans l'abri de mon cœur ".

Le verbe " falloir " en son subjonctif, " qu'il y faille ", répété, fait entendre le nom commun de l'interstice ou de la fragilité avouée, grise et persistante. Vie florale (la rose) ou le bleu pour percer cette brume indécise, en italique :

" Le jour qui se déplace n'attend personne
Et fait rouler dans le soir ses éponges d'air bleu ".

Incantation, le poème prend appui sur des mots redits : assise, affermir la voix avant de poursuivre. Rien n'est sûr (gris seul), la note rejouée favorise le vol, le vent portant sa mélopée dans " la déperdition des rues ". C'est peut-être la possibilité de lier le monde aux hommes, le lien naturel perdu se lit à travers ce refrain, parfois des anaphores (" Volonté " en tête de vers), qui établit une continuité :

" Étourdis, étourdis que nous sommes ! "

comme se répondent les mots aux sonorités différentes mais dont le sens, proche, faisant référence à un même domaine (la cassure, les tessons...), assure dans le tissu du texte la présence d'un fil sémantique formant écho lui aussi, ici le tranchant, déjà présent au début du texte. La douceur possible est démentie par la nécessité de la coupure établie tel un passage nécessaire vers vivre et écrire, " interstice ", " porte précaire " : " Et bleu sur brun ", le temps de l'apparition.

" Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience " 2, affirmait René Char. Or ce qui vient ici mérite la plus grande patience. Il interrogeait aussi : " Comment montrer, sans les trahir, les choses simples dessinées entre le crépuscule et le ciel ? " 3 Les " trous dans les nuages ", l'" épiphanie de l'interstice " permettent d'envisager l'envers du gris. Il faut le vouloir, longuement. Il faut beaucoup de patience. " À l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes " 4, annonçait Arthur Rimbaud. À l'" homme-roi " des villes, ce roi pauvre au " corps éclairant ", mais " précaire ", le poète demande : " Comment, comment vous reconnaître ? "

Il est établi que le soleil est né voici plus de quatre milliards et demi d'années, il lui resterait encore plus de temps avant de s'éteindre. Et, parmi toutes les étoiles que nous regardons, beaucoup sont éteintes : obstination de cette lumière. Dans l'avant-propos à sa Belle Mendiante, Gabrielle Althen expliquait ce qu'elle doit à René Char pour son apprentissage de la patience : " Ainsi le patron me fut-il définitivement légué de la patience devant l'œuvre à prononcer et du rassemblement d'énergie nécessaire à la parole à naître. " 5

Troisième partie, " Le troisième jour ", " un peu de vocation lui tenait encore aux doigts ", " [l]e ciel pour fleur qui se peut couper ". Vient le temps de conciliation, de résurrection :

" Ah ! Qu'il faille aimer le jour parce qu'il est le jour ! "

Entendue autrement, la " faille " au subjonctif de l'accomplissement désiré, miraculeux et évident propose une lecture apaisée du chemin parcouru. Signes de semence, temps d'une résolution des contraires :

" Tu es ma consternation et ma consolation

Tu es ma colère et mon rire ".

On pense au titre actif de la première partie, " Trouver manque ", la rose et le bleu fossoyeurs du gris reconnu, la floraison s'annonce. L'impératif relaie le mode précédent, " [m]ontre-moi ", ordonne trois fois le narrateur en ses forces retrouvées et certaines, " [u]ne fois le gris devenu l'autre versant du bleu " 6.

Un poème, " Köchel 467 ", propose en exemple le Concerto pour piano n° 21 de Mozart, dont Gabrielle Althen aime la " distance tendre " 7. Le mouvement lent (andante) de cette œuvre laisse percer l'angoisse, dans un climat de mélancolie :

" Un pas plus loin nous savons bien que c'est le drame

Avec le sol qui craque au-dessus de la mort

Et moi qui comprends si peu comment va la lumière

En tremblant je m'en vais avec elle jusqu'au dernier accord

Qui déjà m'avait tout pardonné ".

Mais avec Mozart, " tout finit dans l'allégresse ", remarque Gabrielle Althen, et le troisième mouvement du concerto est un allegro vivace assai. René Char, dans un poème assez sombre de 1978, déplorait " l'entrain de l'obéissance " auquel " la plupart des hommes sont voués ", mais il concluait : " Nous n'avons cessé d'assister à cela. Charme bizarre : sans renoncer à l'espoir ! "8

Espérance, vertu " la plus difficile "9, selon Charles Péguy. Elle est à l'œuvre ici.

Temps des mots exaucé pour l'écrivain silencieux qui tente enfin de " recomposer tous ces morceaux ", hors le gris, passé. Voici le bleu :

" Les veines de Dieu courent sur la mer

Des mots s'écrivent que l'eau noue et délace

L'esquif tente sa grâce

- Un bleu pensant posé sur la peau nue ".

Isabelle Lévesque
D.R. Texte Isabelle Lévesque
pourTerres de femmes
________________________________
1. Albert Camus / René Char / Henriette Grindat, La Postérité du soleil, Gallimard, 2009
2. René Char, Fureur et Mystère, Éditions Gallimard, 1962
3. La Postérité du soleil, op. cit.
4. Arthur Rimbaud, Une saison en enfer - " Adieu "
5. Gabrielle Althen, La Belle Mendiante suivi de Lettres à Gabrielle Althen de René Char, Éditions L'Oreille du Loup, 2009
6. On lira une autre version de ce dernier poème de Soleil patient dans l'anthologie poétique Terres de femmes de Terres de femmes
7. Gabrielle Althen parle de Mozart dans l'émission : Au singulier - France Culture - 26/06/2015.
8. René Char, Fenêtres dormantes et porte sur le toit, Éditions Gallimard, 1979
9. Charles Péguy, Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu, 1911


GABRIELLE ALTHEN

Source
■ Gabrielle Althen
sur Terres de femmes
→ Corps à corps (poème extrait de Soleil patient)
La Cavalière indemne (note de lecture d'AP)
→ L'isole (extrait de La Cavalière indemne)
→ Sans titre
Vie saxifrage (extrait)
→ (dans l'anthologie poétique Terres de femmes) Une fois le gris devenu l'autre versant du bleu
→ (dans la galerie Visages de femmes) un poème extrait de Vie saxifrage
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Arfuyen) la page de l'éditeur sur Soleil patient
le site personnel de Gabrielle Althen
→ (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Gabrielle Althen
→ (sur La Pierre et le Sel) Gabrielle Althen, entre splendeur et écharde
■ Autres notes de lecture (23) d'Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes
→ Edith Azam, Décembre m'a ciguë
→ Claudine Bohi, Mère la seule
→ Paul de Brancion, Qui s'oppose à l'Angkar est un cadavre
→ Fabrice Caravaca, La Falaise
→ Loïc Demey, Je, d'un accident ou d'amour
→ Pierre Dhainaut, Progrès d'une éclaircie suivi de Largesses de l'air
→ Pierre Dhainaut, Vocation de l'esquisse
→ Pierre Dhainaut, Voix entre voix
→ Armand Dupuy, Mieux taire
→ Bruno Fern, reverbs phrases simples
→ Élie-Charles Flamand, Braise de l'unité
→ Aurélie Foglia, Gens de peine
→ Raphaële George, Double intérieur
→ Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
→ Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
→ Dominique Maurizi, Fly
→ Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
→ Isabelle Monnin, Les Gens dans l'enveloppe
→ Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
→ Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
→ Hervé Planquois, Ô futur
→ Sofia Queiros, Normale saisonnière
→ Pauline Von Aesch, Nu compris