La bibliothèque du professeur Blequin (14)

Publié le 07 novembre 2015 par Legraoully @LeGraoullyOff

Je réalise que l’humour, sous ses formes les plus diverses, prédomine dans ma sélection de cette semaine ; bah, où est le problème ? Après tout, l’humour n’est pas que drôle : il est aussi beau, car il nous rend libre.

Jean Teulé, Les lois de la gravité, Julliard, 2003 : L’un des traits qui reviennent, à des degrés divers, dans chacun des grands livres de Teulé et la représentation d’un personnage « normal », auquel le lecteur s’identifie facilement, dans une situation surréaliste, de manière à mettre en valeur l’absurdité du monde. Si le Montespan nous présentait le cas d’un mari trompé auquel on demande de remercier le roi qui le fait cocu, le héros des lois de la gravité est un officier de police qu’une femme, avouant avoir poussé dans le vide son mari qui la battait, doit supplier pour qu’il l’arrête ! Une absurdité qui en révèle une autre, celle du silence qui entoure encore trop souvent le calvaire des femmes battues : les lois de la gravité, en effet, ne se sont pas contentées de tuer le mari violent, elles ont aussi entraîné inéluctablement dans un abîme moral sans fond la victime devenue criminelle dont la vie, déjà pénible du vivant de son bourreau, devient carrément insupportable, rongée par la culpabilité. On découvre alors qu’il est naïf et criminel de se débarrasser du problème des femmes battues avec des idées simplistes telles que « elles n’ont qu’à se défendre » : c’est à la société toute entière qu’il revient de protéger ces malheureuses qui, en se faisant justice elles-mêmes, risquent plutôt d’aggraver leur malheur… Pas nécessairement le chef-d’œuvre de Teulé, mais un bon roman psychologique, un huis clos prenant qui se lit d’une traite.

Loïc Schvartz, Chahut Bahut, Ikkon, 1995 : En 1995, le rectorat de l’Académie Rennes convainc mon illustre collègue et compatriote Loïc Schvartz de participer à l’animation de « l’Espace Éducation Nationale » du salon de l’Étudiant : de cette expérience est née toute une palanquée de dessins d’humour sur le système éducatif français qui ne ménagent ni les enseignants, ni les élèves, ni les parents d’élèves et encore moins, bien sûr les décideurs. À titre personnel, mon dessin préféré est celui où un prof terrorise un jeune en lui hurlant « exprime-toi ! », une image qui peut résumer admirablement le regard que porte Schvartz sur l’éducation nationale et ses contradictions ; les jeunes sont peut-être des branleurs, mais les adultes, bouffis de certitudes, sont de fieffés abrutis.

Loïc Schvartz vu par votre serviteur.

François Cavanna, Sur les murs de la classe, Hoëbeke, 2003 : Restons à l’école avec ce recueil proposant au curieux de (re)découvrir les planches pédagogiques accrochées jadis aux murs de nos écoles : bien que portant fièrement la signature de Cavanna, ce livre ne laisse en fait qu’une place somme toute restreinte aux textes qui se révèlent être les illustrations des images (plutôt que l’inverse), lesquelles n’ont absolument pas besoin de commentaires pour révéler en pleine lumière la double face de l’enseignement que l’école de la République a dispensé à des générations d’enfants : d’un côté, elle a appris la lecture, l’écriture, le calcul et la rigueur scientifiques à des petits Français qui seraient restés, sans cela, des culs-terreux analphabètes et on se surprend à être nostalgique de cette époque où l’instruction publique n’avait pas encore abdiqué face au rouleau compresseur de l’abrutissement généralisé orchestré de concert par le grand capital et le fondamentalisme religieux ; mais d’un autre côté, l’école a aussi profité de la malléabilité des esprits juvéniles pour leur bourrer le crâne de préjugés racistes, sexistes, spécistes, colonialistes et patriotards, et on se dit qu’en fin de compte, non, tout n’était pas mieux avant. Les textes n’en sont pas moins intéressants dans la mesure où ils manifestent une facette sous-évaluée du talent de Cavanna : on a bien souvent salué comme elle le mérite sa capacité à nous replonger de manière saisissante dans l’atmosphère de l’enfance et il serait tentant de mettre ça sur le compte d’une bonne mémoire qui lui faciliterait la tâche au moment de faire le récit de son enfance ; on réalise que ce n’est pas si simple quand il parle de la gêne qui s’installait jusque dans la cour de récréation lorsque l’instituteur parlait de l’Occupation : il est évident, à ce moment-là, qu’il parle d’une enfance qui n’était pas la sienne. Aurait-il été plus attentif qu’il ne voulait bien l’admettre aux aventures de ses enfants ? En tout état cause, Cavanna fait ici montre de sa capacité à se glisser dans la psychologie d’un tiers, capacité qui lui a été bien utile lors de l’écriture de ses romans.

Laurent Storck et Silvia Kahn, Mon ado est un gros naze…mais je l’aime !, Jungle, 2014 : Encore un opus sur la jeunesse, mais davantage dans la lignée du livre de « l’odieux connard » qui a déjà été chroniqué dans la même rubrique : la caricature qui y est faite des adolescents est tellement grande qu’on ne peut pas ne pas prendre cet ouvrage pour ce qu’il est, c’est-à-dire une soupape humoristique, un exutoire, par le rire, en prévision des jours où un ado nous exaspère, et force est de reconnaître que les auteur le font avec tellement de talent qu’il serait judicieux de leur demander de refaire un livre pour chaque tranche d’âge, tant il est vrai que toutes les générations ont leurs boulets et qu’il n’y a pas d’âge pour être exaspérant ! C’est dire s’ils sont bien optimistes quand ils idéalisent l’enfance par rapport à l’adolescence et quand ils envisagent l’entrée dans l’âge adulte comme une libération pour les parents, mais peut-être faut-il y voir justement la mise en scène de l’erreur de perspective à laquelle se laissent aller tant d’adultes aux prises avec un ado… Je recommande tout particulièrement la page 112 qui rappelle qu’aussi cons les ados d’aujourd’hui puissent-ils paraître, ils ont néanmoins des capacités qui dépassent de beaucoup celles de leurs parents…

Hervé Le Tellier, Joconde jusqu’à 100, Le Castor Astral, 1998 : Ça commence avec une idée de gamin et ça donne un chef-d’œuvre : l’idée de gamin, c’est celle d’écrire cent points de vue différents sur le plus célèbre tableau de Léonard de Vinci, tous attribués à des personnages tirés de la vie de tous les jours ou de la culture populaire ; le chef-d’œuvre, c’est le recueil de petites merveilles dont nous gratifie un membre éminent de l’OuLiPo, digne héritier de Raymond Queneau, qui rend à la vie une Mona Lisa figée par la légende et confirme, si besoin était, que l’aventure oulipienne est bien l’expérience qui aura le plus fait pour le renouvellement de la littérature du XXe siècle, loin devant les tartines de texte indigestes et insipides pondues par les cuistres du « nouveau roman ». Les vrais grands artistes sont le plus souvent ceux qui ne se prennent pas au sérieux et savent voir le monde comme un immense terrain de jeu…

Votre serviteur en Jocond.

À bientôt pour de nouveaux coups de cœur littéraires.

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