À La Désirade, ce mardi 1er septembre. – Je repars aujourd’hui dans mes grandes lectures, dont j’ai établi une liste pour le mois à venir, en commençant par La Zone d’intérêt, le roman de Martin Amis consacré à Auschwitz où, d’emblée, j’ai senti le sérieux de la vraie littérature.
Cela commence très fort, sous le regard des bourreaux, avec un jeune colosse obsédé par la baise, qui tourne autour de la femme du commandant du camp, lequel est en train de « recevoir », sur la fameuse Rampe, un train de déportés français dont il redoute qu’ils fassent encore « des histoires », ce qui ne manque d’arriver au moment où un camion se renverse, en ce lieu même, avec tout un chargement de cadavres. De quoi énerver ces sacrés Français…
Je suis curieux de voir ce qui a fait que Gallimard, l’éditeur français habituel de Martin Amis, autant que l’éditeur allemand, ont refusé de prendre ce livre. Or la postface de celui-ci, par Amis lui-même, a plutôt de quoi inciter à la confiance, tant les bases documentaires de l’auteur semblent solides, et de conclure au probable mauvais procès…
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Quatrième séance de radiothérapie aujourd’hui. Un quart d’heure à tout casser, mais l’énorme machine qui me tourne autour ne laisse de m’impressionner. Je me demande d’ailleurs comment fonctionne cet « accélérateur linéaire », et qui règle le « tir », de l’ordinateur ou du jeune technicien aux yeux de gazelle m’accueillant avec une prévenance presque excessive…
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C’est l’honneur de la littérature que de traduire la beauté du monde, et ce l’est autant d’éclairer l’abjection de l’homme, comme s’y emploie Martin Amis dans son dernier livre. Honte à Gallimard qui a refusé de publier ce livre nous plongeant, littéralement, au cœur du mal. D’aucuns s’exclameront peut-être : ah mais, assez de livres sur la Shoah ?, ce qui, bien sûr ne fonde pas le rejet des éditeurs français et allemands ; mais ceux-ci incriminent probablement le fait que le romancier ose parler, dans l’enceinte du camp, des menées sexuelles des officiers et de la vie de leurs familles, comme dans La Chute on reprochait au réalisateur d’avoir abordé les aspects « humains du Führer, lors d’une autre polémique franco-allemande des plus ridicules. Or il est important, justement (ce qu’a aussi fait Jonathan Littell dans Les Bienveillantes, attaqué lui aussi pour cette raison par un Lanzmann) de rappeler à tout un chacun que les « monstres » nazis sont, hélas, des hommes comme les autres , etc.
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Le poète Adonis se prononce très clairement, dans un entretien diffusé sur Internet, à propos de la régression et du déclin de la culture arabe actuelle, selon lui en grand retard sur la culture contemporaine, en tout cas dans les pays soumis au Diktat politique de la religion. Il va sans doute encourir la fureur des bigots islamistes, mais il a le courage de dire tout haut ce que de nombreux intellectuels du monde arabo-musulman pensent en leur for intime sans oser l’exprimer haut et fort. Par conséquent : respect.
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La façon dont on présente la littérarure dans les médias, à propos de la rentrée littéraire, est dominée par l’obsession du chiffre, du succès et du « carton ». Quant au contenu des livres : néant.
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Dans un entretien de ce jour publié dans Le Temps, le brave Joël Dicker affirme qu’il a envie d’être lu comme on regarde une série télé « en famille », et que ce qui le frappe, dans le monde actuel, est « le manque d’amour ». On tombe des nues devant tant de pénétration perspicace et d’originalité…
À La Désirade, ce dimanche 6 septembre. – Je viens d’achever la lecture de Montecristo de Martin Suter, entreprise hier soir, et qui m’a captivé. On y retrouve le storyteller formidable de Small World, qui a révélé l’auteur en 1998, et qui, depuis lors, a acquis la maestria d’un grand pro de la narration populaire, au bon sens du terme, avec des degrés de densité et et d’intensité variables.
Montecristo est un thriller sans faille, qui revisite la Suisse au-dessus de tout soupçon du camarade Jean Ziegler dans la foulée d’un journaliste vidéaste cachetonnant dans la télé people tout en rêvant de tourner un vrai film dont le scénar s’inspire du roman fameux de Dumas, impliquant un jeune Helvète piégé en Thaïlande pour possession de drogue glissée par des tiers dans ses bagages. Parallèlement, le protagoniste se découvre par hasard en possession de deux billets de 100 francs suisses absolument identiques, qui l’engagent dans une investigation aux implications énormes.
Comme dans les meilleurs romans de Martin Suter, l’intérêt de Montecristo tient à la fois à la rigueur de son observation de plusieurs milieux (ici, la banque, les médias et le cinéma), fondée sur la connaissance et l’expérience de l’auteur (on sait qu’il fut un chroniqueur économique pertinent voire mordant avant de passer au roman), la qualité de sa dramaturgie et la fine psychologie qu’il montre dans le développement de ses personnages, enfin la swiss touch de son univers qui relance les fables d’un Dürrenmatt en plus soft et en plus glamour avec, en l’occurrerence, une Marina plus qu’avenante. Bref, c’est de la toute belle ouvrage que Montecristo, dont l’intrigue se dénoue d’une façon propre à rassurer tout le monde, non sans ironie cinglante…
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À propos de l’Etat islamique et de l’impuissance de l’Occident, autant que du double langage des autorités arabes à son égard, je lis ceci, dans Marianne, qui me semble clair et juste, notamment à propos de l’Arabie saoudite : « C’est donc avec ces gens qui décapitent, violent, traquent et persécutent les femmes, que nous frappons des gens qui décapitent, violent, traquent et persécutent les femmes »…
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Vision d’enfer : ceux qui s’ennuient et s’en veulent mutuellement de se faire chier. Souvenir de ce couple entre deux âges et deux eaux plates, au café Diglas de Vienne, que j’ai vu se faire face pendant une heure sans se dire un mot, se regardant avec quelle intensité assassine.
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J’ai commencé ce matin de lire le roman de Charles Dantzig, Histoire de l’amour et de la haine, dont les premières pages, évoquant la masturbation, ne m’ont pas vraiment transporté. C’est une manière d’essai-roman rappelant à la fois Kundera, Quignard et Sollers, avec quelque chose de très Français ou, plus précisément, de très Parisien qui m’a paru un peu trop chic au premier regard ; mais je réserve tout jugement sérieux puisqu’il me reste plus de 400 pages pour le fonder.
Quant au mariage pour tous, il me semble aller tellement de soi que même le nôtre, entre une divorcée et un inclassable, se passe de tout débat, autant que le mariage ou le non-mariage de nos enfants…
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L’idée de la perfection, dont parle un Matthieu Ricard, la pratique de la méditation et autres « techniques » d’acquisition de la sérénité : tout cela m’ennuie à vrai dire.
De fait, je suis bien plus intéressé, et naturellement attiré, par l’imperfection et les difficultés quotidiennes que par je ne sais quelle harmonie, si sublime qu’elle soit
Je respecte certes les moines et les bonzes, les nonnes et les saintes, mais là n’est pas ma voie.
C’est aussi ce que je me dis en lisant et en annotant Le Purgatoire de Dante, dont la visée et l’enjeu – à savoir le salut de notre âme - m’importent bien moins que les observations faites en chemin et les constantes inventions verbales du trouvère…
Comme disait l’autre, plus que le but, c’est le chemin qui compte ; en outre, l’idée d’une rétribution liée au mérite du pécheur battant sa coulpe et psalmodiant des hymnes, m’a toujours paru signaler un marché douteux, à base de chantage et de calculs. - notre mère y avait recours et cela me hérissait, surtout lorsqu’elle a entrepris nos enfants…
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C’est un bon exercice que de distinguer, dans les séries américaines, ce qui relève du kitsch ou du stéréotype, de ce qui mérite l’intérêt pour sa qualité documentaire ou dramaturgique.
Je m’ y suis appliqué depuis que j’ai découvert ce nouveau genre, que j’imaginais sans le moindre intérêt, avec les six saisons de The Wire, formidable aperçu des coulisses de Baltimore, à tous les étages de la société, la série « culte » de Twin Peaks et ensuite des réalisations plus récentes comme Breaking bad ou Six feet under, suivies de vingt ou trente autres.
Ce mardi 15 septembre. – Jérôme Meizoz se fend, aujourd’hui, d’une chronique dans Le Temps, à propos du prétendu renouveau de la littérature romande et du boom publicitaire que celle-ci provoque dans les médias et sur Internet. Il a raison à certains égards, et notamment quand il oppose la recherche du coup médiatique au développement patient d’une œuvre, mais il fait preuve de simplisme quand il prétend que ce qui caractérise cette nouvelle donne se caractérise par son recours aux techniques littéraires américaines visant à la fabrication de best-sellers. Comme s’il y avait une recette du best-seller, et comme si les romans des jeunes auteurs parus ces dernières années en Suisse romande appliquaient la même recette. Evidemment, ce qu’on peut dire « l’effet Dicker » brouille les esprits, et les médias ont amplifié le malentendu en reconnaissant soudain une littérature qui « cartonne », ce qui est évidemment stupide et plus encore relatif.
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Jules Renard : « À voir un Chinois, on se demande ce que peut bien être le masque d’un Chinois ».
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Je suis réellement épaté, et crescendo, par la lecture de l’Histoire de l’amour et de la haine de Charles Dantzig, dont la rare finesse de perception et la merveilleuse fluidité du style m’enchantent bonnement.
On retrouve ici la meilleure veine des moralistes et prosateurs français, de La Bruyère à Stendhal, en passant par Joubert, mais pas que, vu qu’il y a là-dedans uneveine anglo-saxonne du meilleur aloi.
On n’est pas loin non plus, question narration romanesque, d’un Philippe Sollers, en plus attentif à autrui, par le truchement d’une frise de personnages bien individualisé et beaucoup plus autonomes que ceux de Sollers, toujours voués au rôle de faire-valoir (les femmes sur les genoux du Maître) ou de repoussoir.
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J’ai commencé de nous lire, en voiture, le quatrième volume de la série du Manifeste incertain, de Frédéric Pajak, toujours aussi intéressant et ici en crescendo, pourrait-on dire. Mais cela part déjà très fort, avec une charge carabinée contre la malbouffe et, plus généralement, l’obsession gastronomique assez dégoûtante qui sévit actuellement. En tout cas il prêche un converti en mon humble personne, moi qui ai horreur de cette profusion d’émissions télévisées et de reportages, d’article des portraits de « grandes toques » qui envahissent bonnement les médias.
Ce dimanche 20 septembre. – Un jour des dernières semaines de sa vie, mon ami R***, sur le quai de la gare de Lausanne où nous nous étions rencontrés par hasard, m’a répondu, après que je lui eus demandé comment il allaait, qu’il était entrain de mourir et qu’il allait à Berne voir je ne sais plus quelle expo, comme j’y allais moi-même, mais comme je pensais que nous allions voyager ensemble et que je m’en réjouissais tout amicalement, il me répondit d’un sourire aimablement distant – ce qui me choqua en me rappelant tout ce que nous avions partagé pendant ces dernières années -, précisant qu’il avait pris de la lecture et que moi aussi sûrement comme-il-me-connaissait, sur quoi il me décocha un autre sourire un peu moins froid mais plus triste et me planta là comme s’il me renvoyait aux vivants qu’il allait quitter bientôt, sans que j’imagine évidemment, alors, la façon qu’il choisirait de quitter ce monde en se perfusant, avec son ami D***, en pleine santé à ce qu’on m’a dit – tous deux nous laissant une lettre d’adieu pleine de reconnaissance et d’allégresse…
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Jules Renard : « Balzac est peut-être le seul qui ait eu le droit de mal écrire. »
Ce lundi 21 septembre. – Je suis parfois gratifié du don spécial de faire des rêves à caractère féerique, comme celui de la nuit dernière, qui s’est développé comme une prodigieuse vision en trois dimensions, richede couleurs et de sensations.
Je me trouvais d’abord sur une espèce de très vaste mappemonde circulaire de plastique multicolore, évoquant une sorte d’immense ballon de plage dégonflé aux motifs encore indéchiffrables mais très harmonieux dans leur organisation esthétique, du genre des particules visuelles constituant les mobiles gracieux d’un Kandinsky, de la série Bleu ciel, avec quelque chose aussi des dessins que Friedrich Dürrenmatt conçut pour ses enfants en bas âge.
Tout cela était déjà bien beau, sans atteindre pourtant le caractère féerique de la suite du rêve.
Un mot cependant, avant d’évoquer celui-là, à propos du terme de particule, qui m’a rappelé le traitement que je suis en train de subir par radiothérapie, consistant, par accélérateur linéaire, en tirs groupés de particules, précisément, visant à brûler certain foyer cellulaire infinitésimal repéré par l’imagerie par résonance magnétique. Tout se tient-il ainsi par en dessous ?
Ce qui est sûr, c’est que la féerie de cette nuit aura tenu à un souffle, dont l’effet visible fut le déploiement soudain de la surface multicolore en sphère gonflée aux dimensions d’une montgolfière géante, ou plus exactement d’un duplicata de planète bien ronde et bien chatoyante de couleurs, avec ce défi personnel de m’y accrocher puisque, sous l’effet du souffle continu, le formidable ballon commençait de s’élever au-dessus du sol solide, m’évoquant maintenant quelque géante balle-bulle aux rondeurs colorées d’une nana de Niki de Saint-Phalle.
Or j’avais remarqué, durant le lent gonflement de la sphère, que le rêvem’avait pourvu d’un équipement spécial à baudrier de tergal et mousquetons de téflon, qui me permettraient de m’accrocher aux innombrables boucles visibles aux flans ce l’OFNI (Objet Flottant Non Identifié) dont se précissait à l’instant l’envol.
La sensation de voler, fûtce durant l’espace-temps restreint de deux ou trois secondes qu’aura duré le rêve, procède –telle d’un ordre métabolique subtil. Comme celui qui préside à la floraison des ancolies ou des campanules, ou n’est-ce que le résultat aléatoire non concerté d’un désordre physique ou psycghique ?
En clair : d’où vient cette nom de Dieu de féerie ? Et par quel souffle, ou coup de pouce techno-scientifique, subitement accélérée ?
La boule de gomme du mystère a ce matin un goût et une fragrance de chlorophylle qui me rappelle nos enfances hollywoodiennes. Let’s have a dream…
Post scriptum : et ne pas louper, demain, le rendez-vous au service de radio-oncologie de La Providence…
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Il y a, chez Frédéric Pajak, un mélange de sens commun et d’originalité, de complète indépendance d’esprit et de justesse dans le choix des mots et le cadrage de ses peintures, qui est d’un auteur accompli. Il peut aller n’importe où : ce sera toujours intéressant, jamais convenu, toujours personnel et valable pour son lecteur – et sa lectrice ; il faut le préciser désormais, comme à la police : nos collaborateurs et collaboratrices, etc.
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Les gens qui ont appris que j’avais le cancer – je ne sais comment ce genre de bruit se répand – me parlent sur un ton légèrement différent, mélange de sollicitude un peu plus tendre que d’ordinaire, et, je le note sans aucune nuance de reproche, de curiosité. Ah bon ? Eh oui. Voilà voilà. Et à part ça, ça va ? Mais comment donc !
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Georges Dumézil : « Le désespoir est manque d’imagination ».
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La nouvelle relative à la prochaine décapitation du jeune Saoudien dont le seul « délit » relève de son opposition présumée à la politique du gouvernement, ou plus exactement (d’après ce que j’ai compris) au fait qu’il a un parent dans le collimateur du régime, me touche comme si je connaissais ce garçon. Il faut dire que l’abjection et la sauvagerie de ces potentats m’atteint comme si c’était le genre humain que ces ordures déshonoraient, et la menace que le corps décapité de ce jeune homme soit ensuite crucifié et livré aux charognards achève de me solidariser avec ce frère humain dont le sort fait protester les « nations civilisées », lesquelles continuent de faire commerce avec ce régime d’assassins.
Ce vendredi 25 septembre. – J’ai consacré ce soir un long papier au livre de Jacques Vallotton, Jusqu’au bout des apparences, évoquant sa carrière de journaliste, en développant une réflexion sur le « métier » en question et ses divers aspects.
Or je me pose ce soir la question : ai-je jamais été, moi-même, ce qu’on peut dire un journaliste ? J’ai certes écrits des milliers d’articles, travaillé treize ans en free lance pour divers journaux et revue, sans parler de la radio ; j’ai exercé pendant six ans le poste de chef de rubrique, à La Tribune-LeMmatin, et ensuite j’ai rejoint l’équipe de la culturelle de 24 heures, mais journaliste ? Je ne sais pas.
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En lisant ce que Charles Dantzig écrit à propos de l’humour et du comique, et plus précisément sur le manque d’humour des Français et leur peu de sens du comique, je constate que ses vues recoupent exactement mon propre sentiment à cet égard, dont j’excepterai une paire de Marcel, Aymé et Proust, et Rabelais cela va sans dire, et Molière, et Céline dans ses meilleurs moments quand il oublie d’être salaud, et Michel Houellebecq évidemment.
Charles Dantzig a pour lui la vista cosmopolite de l’anglophile et le sens de la catastrophe de l’enfant déçu, que je partage depuis l’âge de trois ans, plus précisément lorsque, creusant dans la pelouse paternelle un trou destiné à rejoindre l’autre bout de la Terre dont les habitants sont appelés Têtes Bêches, notre père m’a tancé doucement avant de me confisquer (dur, dur) ma pelle.
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Sous la plume d’Oscar Wilde : « Nothing that is worth knowing can be taught ». Ce qui vaut aussi dans notre langue en dépit des pédants et des cuistres: « Rien de ce qui mérite d’être su ne peut être enseigné ».
Ce dimanche 27 septembre. – En revenant à Ni Marx ni Jésus de Jean-François Revel, je suis surpris d’y retrouver le climat de nos années de jeunesse, perçu en Amérique pré-révolutionnaire comme l’étaient les notes californiennes d’un Edgar Morin, que j’ai rencontré à Paris au tout début des années 70. Revel pensait alors que la seule Révolution encore envisageable viendrait des States, et ses observations restent bien plus lucides, vivaces et généreuse que celles de tant de commentateurs de l’époque, plus à gauche ou plus à droite. Venu du socialisme réformiste, c’était un esprit libre et moins austère qu’un Raymond Aron, et je me suis également régalé, l’autre jour, de ses Contre-censures, qui n’ont pas pris une ride. Lorsque, en 1972, je suis allé interviewer cet horrible facho de Lucien Rebatet, à propos des Deux étendards, et que l’intempestif m’a classé « libéral » à l’américaine, alors que lui-même, s’il avait eu mon âge, eût été maoïste (nous avions bu pas mal de scotch en cette fin d’après-midi, mais il pensait sûrement ce qu’il disait), je ne savais trop ce que ce « libéralisme » américain signifiait, mais à présent je le vois un peu mieux, me reconnaissant volontiers dans les positions d’un Gore Vidal ou d’un Oliver Stone, tout en récusant toute forme de classement.
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Que pense réellement Bernard de Fallois, grand lettré vieille France qui a publié tant d’auteurs de premier rang, relit Proust chaque année et m’a fait connaître ou rencontrer tant de beaux et bons esprits (de Jacqueline de Romilly à Léon Poliakov en passant par Benoist-Méchin, Fabre-Luce, Debray-Ritzen et bien d’autres), de cette romance insipide et niaise que représente Le Livre des Baltimore de Joël Dicker, et qu’en aurait pensé Dimitri, qu’en disent vraiment un Marc Fumaroli ou un Bernard Pivot après le bon accueil (selon moi justifié) qu’ils ont réservé à La Vérité sur l’affaire Harry Quebert ? L’on me dit que l’ambiance, à la rue de la Boétie, est au délire. Est-ce à dire que le succès rende fatalement aveugle, voire stupide ?
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Ma lecture de La Divine Comédie, que je distille irrégulièrement sur la Toile depuis plusieurs années, et qui aborde ces jours Le Purgatoire, n’aura de sens que si elle devient de plus en plus personnelle et spontanée, sans gêne. À propos du poème en question, John Cowper Powys en souligne l’aspect fondamentalement daté , par opposition à d’autres grands textes classiques tels L’Illiade ou les livres de Rabelais. La « tapisserie » poétique de Dante est sans pareille, mais une chose la plombe évidemment, et c’est la théologie.
Or, me rappelant la lecture « morale », voire moralisante, de notre cher vieux François Mégroz, je me dis que ce Dante-là, catholique ultra et césaro-papiste à outrance, devrait me faire réagir de plus en plus naturellement contre, comme je réagirais contre je ne sais quel ayatollah furieux mais poétiquement génial…
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L’inflation médiatique suscitée par le nouveau roman de Joël Dicker est tellement disproportionnée, par rapport à l’objet en question, qu’elle en devient ridicule, voire comique, essentiellement liée à deux chiffres : 2 millions d’exemplaires vendus et 42 traductions. Ce qu’on observe alors de nouveau, c’est l’anticipation du lancement de l’objet par des journalistes, devançant même la pub, impatients d’être les premiers à en parler et de recueillir les propos exclusifs ( !) du prodigieux Barbie Mec mal rasé, qu’on ne saurait critiquer sans passer pour jaloux ou incapable de « savourer son plaisir ».
Quant à lire un seul commentaire élogieux, structuré et argumenté, qui nous explique pièce en main pourquoi ce roman est « encore meilleur » que le précédent, je l’attends évidemment avec toute mon attention de gâte-sauce craignant, hélas, de ne point être démenti…
Ce mardi 29 septemnbre. – Vingt-troisième séance, ce matin, à compter jusqu’à 144 pendant que l’énorme accélérateur linaire me tourne autour. Ensuite vu ma chère Marie-Laure, après bien des mois sans se rencontrer. Bonne conversation comme toujours. Le penchant croissant d’une certaine Suisse égoïste et pleutre vers le repli xénophobe nous désole, mais notre amitié se nourrit surtout de belles et bonnes choses. Je lui parle de nos filles si ouvertes au monde. Elle m’évoque le courage de notre amie M*** amputée à hauteur de la hanche et ne cessant de chantonner, puis elle m’évoque l’homme de sa vie, une fois de plus, dont la disparition l’a bouleversée. Elle représente le seul lien amical fort que j’aie gardé avec mes anciens collègues de 24 Heures. Je lui offre l’Histoire de l’amour et de la haine de Charles Dantzig et lui promet l’Atlas d’un homme inquiet. Nous sommes un peu tristes à l’idée que « notre » table, au Buffet de la Gare, soit promise à la disparition dès la fin de l’année. Plus grave : qu’aucun de nos amis serveuses et serveurs, tous virés, ne soit sûr de retrouver un emploi. Plan social zéro. Société de merde.
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Simone Weil : « On dégrade les mystères de le foi en en faisant un objet d’affirmation ou de négation, alors qu’ils doivent être un objet de contemplation ».
Ce mercredi 30 septembre. – La lecture des Marges de Jean Prod’hom me touche à un point rare, et surtout ne cesse de relancer ma propre rêverie. Je me revois dans les bois à quatorze ans, Sur le chemin de terre aujourd’hui coupé par l’autoroute, où je me suis aperçu tout à coup – vertige pour ainsi dire métaphysique – que j’étais moi et pas un autre. Or il y a de ça dès les premières pages de Marges, dans ce texte intitulé J’ai vécu de bien mauvais moments où il est question de ce qui est attendu d’un écolier dont on attend qu’il fasse preuve d’originialité dans ses composition, qui s’en reconnaît incapable et qui découvre plus tard que sa vraie voie et sa vraie voix sont ailleurs, « loin de l’école et des médecins », toutes choses que j’ai vécues tout pareillement quoique tout autrement, dans le préau de l’école primaire de Chailly, quand je me sentais autre que les autres. Et Jean Prod’hom : « Il convient poeut-être de rester modeste en la circonstance et de se cointenter, plume à la main, de ce qui est là jour après jou, sous nos yeux, le ciel d’opale, le chant du coq ou ce rayon de bibliothèque sur lequel des livres aux habits d’Arlequin, blottis les uns contre les autres, se tiennent compagnie jour et nuit pour dessiner l’arc-en ciel de la mémoire des hommes, avec la conviction que l’inouï est à notre porte ».
Jean Prodh’hom tient à la fois de l’écolier dissident prolongeant la récré pendant des années et de l’instituteur à l’ancienne, il me fait penser à Gavillet pourchassé dans nos campagnes à l’été 1953 et à Gaston Cherpillod pêchant dans une rivière en égrenant les noms de lieux genre Donneloye ou Promasens, Prévondavaux en descendant de Denezy ou Correvon au couchant, ainsi de suite dans la foulée des aiguiseurs de naguère et des vanniers de jadis…
Quand je remontais en danseuse la côte du Chianti direction Arezzo, sur mon vélocipède à multisacoches, j’ai noté des tas d’impressions que je retrouve dans ce qu’écrit Jean Prodhom de Pozzuoli dont le front de mer évoque le décor de Mains basses sur la ville, « mosaïque de sacs-poubelles, baignades interdites, horizon glauque, odeurs douteuses, plages jonchées des restes de la cuisine du monde », et tout en haut de ma côte toscane il y avait des mômes de pas treize ans qui vendaient de la limonade et que j’ai payés en coupures roses et bleues de lires pourries de l’époque, ainsi de suite.
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Et Charles-Albert de préciser en se penchant sur la terre romaine assez rouge à cet endroit-là : « ça a beau être immense, comme on dit : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue »…Mémoire vive