Il y a deux mois, j'étais face à ce que nos amis belges appelleraient 'une trifurcation simultanée' : trois chemins bien distincts, partant dans des directions complètement différentes et ayant chacun pour conséquences un déménagement et le bouleversement de mon mode de vie. Comment faire un choix avisé sans rien savoir de l'issue de ces chemins (aucun n'ayant franchement l'air d'une autoroute) ? Voilà une question qui n'a eu de cesse de me tarauder avant, pendant, et après la prise de décision.
Ami lecteur, la décision que j'ai finalement prise m'a conduite à Paris. Depuis deux mois, je renoue avec les couloirs de métro bondés et nauséabonds, le bruit, la mauvaise humeur des garçons de café, l'inhumanité des parisiens. Je me suis rapidement lassée de cette ville dans laquelle il est si difficile de se sentir bien, une ville dans laquelle tu ne peux avoir un café expresso dans ton brunch à 23 euros que moyennant un surcoût de 2 euros, une ville dans laquelle des serveurs t'encouragent sans complexe à quitter leur bar si tu n'es pas prêt à recommander un verre de vin à 12 euros, une ville dans laquelle personne ne t'aidera à ouvrir une porte de métro, même quand tu as les deux mains prises par une ribambelle de sacs et de valises, une ville dans laquelle les cadres dynamiques enjambent les corps des sans-abris allongés sur les plaques de métro pour se réchauffer, une ville dans laquelle l'individualisme a pris le pas sur la bienséance sans que ça semble choquer qui que ce soit.
A mon arrivée, j'étais donc sous le choc et je me surprenais à imaginer le pire : je me réveillais en sueur, après avoir rêver que j'étais contrainte de me réinstaller définitivement à Paris, ce qui, sur mon échelle du pire, se trouvait alors juste après 'travailler dans le contrôle de gestion' et juste avant 'se marier avec un contrôleur des impôts'. Aujourd'hui, même si je ne suis pas de ceux qui soutiennent avec force que Paris est une fête - elle ne l'était pas il y a dix jours, alors cessons de nous voiler la face et admettons qu'elle l'est encore moins maintenant - je me dis qu'il est inutile d'aggraver la situation : aujourd'hui je suis à Paris et tant que je devrais y rester (qui sait pour combien de temps), je préfère arrêter d'envisager le pire puisque le pire va maintenant bien au delà de ce tout ce qui est envisageable (sans compter que le pire se trouve aussi au-delà de Paris : je pourrais me trouver à Beyrouth, à Bamako ou en Syrie et vivre pire dans l'indifférence générale).
Alors oui, comme tous les parisiens, le 13 novembre, j'aurais pu faire partie des victimes. Je dinais en terrasse un steak tartare à 28 euros, sur une mini table de bistrot bancale, enveloppée dans les vapeurs de butane du champignon chauffant placé juste derrière moi, à quelques pas de la place de la Bastille. Si je ne m'étais pas sévèrement foulé le poignet trois jours plus tôt - une sombre histoire de valise et de steward de compagnie low cost malfaisant - j'aurais déménagé dans l'après-midi à quelques mètres de l'un des lieux touchés par les attentats. Si je ne m'étais pas foulé le poignet donc, je serais très probablement rentrée chez moi en pleine fusillade. Ami lecteur, si tu doutais encore de ma théorie des points destin, voici qui devrait définitivement te convaincre.
Mais cessons d'imaginer le pire, disais-je : et si je n'avais pas voyagé en low cost, et si je ne m'étais pas foulé le poignet, et si, et si, et si... ça ne rime à rien (avec ces 'si' je pourrais presque être tentée de me sentir redevable envers Easyjet, et ça, JAMAIS !) Et cessons aussi les élans d'altruisme contrefaits, tant qu'on y est, surtout si on n'est pas sûr de pouvoir les tenir dans la durée. Ami lecteur, l'heure est plutôt venue de reconstituer son stock de points destin et, compte tenu de la situation (à laquelle nous ne sommes pas étrangers), ce n'est qu'une question de minutes.
Je m'apprête justement à embarquer dans un vol low cost, ça tombe bien.