Je crois qu’il ne vient que le mercredi. En tout cas, chaque mercredi, je le vois.
Lui et moi, on ne lit pas les mêmes choses.
Moi, c’est plutôt les bandes dessinées. Je lis vite. En moins d’une heure, j’ai fini.
Lui, il lit plus lentement. Et son livre est plus gros, aussi.
C’est une histoire de guerre, de bataille. J’ai vu le titre.
Elle a dû être longue, cette guerre. Peut-être qu’il y a une page par jour de guerre.
Je ne sais pas.
Je ne sais pas non plus pourquoi il lit ça. À quoi ça peut bien lui servir.
Moi, je rigole souvent, ou du moins je souris, avec mes BD.
Lui, parfois, il sort un mouchoir de sa poche et s’essuie les joues.
Un jour, il a vu que j’avais remarqué, pour les larmes.
Il a haussé les épaules. Il a dit « Les vieux yeux coulent un peu trop facilement ».
J’ai pensé que ça n’expliquait pas tout.
J’étais en retard, aujourd’hui.
Lui, il se préparait à partir.
Tous les gestes qu’il faisait, il les faisait lentement. Même s’essuyer les yeux.
Il a mis son manteau, son écharpe, il a reposé le livre à sa place, dans le rayon.
Avant de sortir, il a dit à la libraire :
« Pourvu que vous ne le vendiez pas ! »
Le mercredi suivant, je suis restée plus longtemps.
J’ai lu deux bandes dessinées.
J’ai même commencé un roman.
Il n’est pas venu.
J’ai peur qu’il soit malade. Je n’ai pas osé demander.
Le livre, lui, il était à sa place. Je l’ai ouvert.
Il n’y avait pas d’images. Juste quelques dessins gris. Des cartes de géographie.
Il était lourd.
J’ai pensé que c’était peut-être pour ça qu’il n’était pas là, le vieux. Trop lourd, ce livre.
Il est revenu ! Il était assis dans son fauteuil habituel.
Je suis restée longtemps, de nouveau.
Quand il est parti, il s’est retourné, a dit au revoir et aussi :
« J’espère que vous n’allez pas le vendre trop vite… »
Je me demande pourquoi il ne l’achète pas, ce livre, s’il y tient tant.
Les vacances approchent. La libraire accroche des petits bouts de Noël dans sa vitrine, sur le comptoir, elle dépose des petits bouts de Noël et des bonbons sur la table basse, devant le fauteuil du vieux monsieur. Moi aussi, j’ai eu le droit d’en prendre.
Pour ouvrir le bonbon, il lui en a fallu, du temps.
Noël, c’est dans trois jours ! Mais il n’y a pas de neige.
Il est entré, il a enlevé son chapeau, son manteau, son écharpe. Il fixe les rayons de livres, il ne trouve pas celui qu’il cherche ; il pense peut-être qu’il s’est trompé de rangée, ou que ses vieux yeux…
Je m’avance ; je regarde moi aussi, je dis : « Il n’est plus là. »
Il me regarde.
Il dit : « Ça devait bien arriver un jour. De toute façon, je n’en avais pas même lu la moitié. Qui sait si j’aurais eu le temps… »
Je dis : « Vous devriez essayer les BD. C’est rigolo, et puis ça va plus vite. »
La libraire s’approche. Elle demande :
— C’est le livre sur la bataille de la Marne que vous cherchez ?
— Oui, mademoiselle.
— Il a été vendu. Ce matin. Pour Noël.
— Ah oui, Noël, bien sûr.
Moi, ce mot de Noël, ça me met toujours plein d’étoiles dans la tête. Lui, on aurait dit que ça lui avait déposé un gros sac sur le dos. Mais avec quoi dedans ?
Il remet son chapeau, son manteau.
— Eh bien au revoir, mademoiselle, et joyeux Noël…
Elle lui tend un paquet, emballé dans du papier doré, avec de la ficelle rouge autour.
— Joyeux Noël à vous…
Elle ajoute :
— Mais revenez quand même nous voir, de temps en temps.
Il a souri, le vieux monsieur. On a tous souri, je crois.
Et puis il est sorti, le paquet sous son bras.
Finalement, il n’était pas si lourd que ça, ce livre.
Sylvie Neeman
Mercredi à la librairie
Paris, Éditions Sarbacane, 2007