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(6) L'héritage familial

Publié le 21 décembre 2015 par Luisagallerini
(6) L'héritage familial A l’heure du déjeuner, elle sortit discrètement pour se rendre à l’épicerie voisine, fuyant les sempiternelles invitations à manger chez "Gégène". La brasserie, qui n’avait de cette appellation que sa capacité à brasser en quantité une nourriture douteuse, baignant dans la sauce et le graillon, saoulait sa population de cadres moyens de tabac froid aux relents de friture, tout en pratiquant impunément une tarification prohibitive, inversement proportionnelle à la qualité des mets.
Mais c’était le seul restaurant du quartier, les abords de la Défense L'héritage familial n’étant pas réputés pour leurs hauts lieux de la gastronomie française. Si à ses heures creuses, l’établissement était devenu l’abri des autochtones démunis, épinglés au bar comme des insectes poussiéreux à une planche, le patron, tout autant que sa cour de serveurs affables, ne s’en préoccupait guère car il savait pertinemment que l’absence de concurrence assurait son hégémonie. 
Un sandwich à la main, Marie revint sur ses pas en priant de toutes ses forces pour ne pas croiser le troupeau bien discipliné de ses collègues ventripotents, qui devaient à leurs fréquentes bacchanales culinaires leurs panses rebondies. Quand elle pénétra dans les locaux, à bout de souffle, toute forme de vie avait disparu. Aucun cri, gémissement de désespoir, coup de téléphone intempestif ou pas de course ne traversait les cloisons de carton-pâte. Elle était seule, et tellement heureuse de l’être ! Manifestement, son absence n’avait affecté personne, du moins pas suffisamment pour renoncer à un hamburger gorgé de mayonnaise, ou à une andouillette bien grasse bordée de pommes de terre rances sautées à l’ail. Son ventre se révulsa à la pensée des frites épaisses à peine cuites, huileuses et molles, servies chez "Gégène" sur un lit de vieille salade terreuse. 
Lorsque ses collègues, telle une portée rentrant au nid, envahirent les couloirs, Marie reprit son dossier, dont l’intitulé seul suffisait à la décourager : « Les cotisations mensuelles des Sociétés à Responsabilité Limitée ». Elle se redressa sur sa chaise pour ne pas céder à l’appel pressant de la sieste, puis se mit au travail, l’esprit ailleurs. Plus l’après-midi avançait, plus elle avait du mal à contenir son empressement, à focaliser son attention sur un sujet qui l’inspirait si peu. Parfois, elle se demandait qui elle était au fond, pas seulement ce qu’elle était devenue et pourquoi, mais aussi comment elle en était arrivée là. A trente-cinq ans, elle se satisfaisait d’un travail purement alimentaire qui, loin de l’épanouir, l’ennuyait à mourir; elle pouvait compter ses amis sur les doigts de la main ; elle n’était pas mariée, pour la bonne raison qu’elle n’avait jamais rencontré l’homme qui lui donnât envie de franchir le pas; et pour couronner le tout, elle n’avait toujours pas d’enfant, comme ne manquait jamais de le souligner sa mère Berthe, à chaque fois qu’elle lui téléphonait d’Amérique, c'est-à-dire, par chance, environ quatre fois l’an, fêtes comprises. Marie se faisait alors un plaisir de lui rappeler qu’en plus d’avoir eu l’honneur de bénéficier de son éducation, elle partageait son patrimoine génétique. La conversation se terminait invariablement sur cette savante distinction entre l’acquis et l’inné, qui avait le don d’agacer Berthe au plus haut point. Bien sûr, cela expliquait probablement la pénurie d’appels téléphoniques en provenance des États-Unis ; cependant, malgré les apparences, il ne s’agissait pas uniquement de la part de Marie d’une vile attaque, lancée dans le seul but de tuer dans l’œuf une conversation déplaisante. En effet, il n’était pas rare qu’en examinant son père ou sa mère, elle repérât chez l’un ou l’autre un trait de caractère, une expression, une caractéristique physique ou un goût commun. 
Si elle était absolument incapable de savoir ce que sa mère lui avait transmis, à l’exception d’une tache de naissance bleutée qui fleurissait sur l’aine, elle avait parfaitement conscience de ce qu’elle tenait de son père Paul, un petit homme dodu aux yeux globuleux, qui avait travaillé près de vingt ans dans une obscure cordonnerie. Par bonheur, elle n’avait hérité ni de sa pilosité anarchique, ni de son apathie maladive. Toutefois, à son grand dam, elle avait développé à son image un don pour les bourdes, don qu’elle avait eu tout le loisir de cultiver au cours de son enfance et de son adolescence, tant avec ses petits camarades de classe, qui s’étaient avérés le plus souvent fort susceptibles, qu’avec sa famille, ses oncles et tantes étant de loin les moins compréhensifs, sauf bien entendu, après un bon millésime. 
Lorsqu’un soir de Noël, elle avait raconté à table qu’elle avait aperçu, dans le laboratoire de photographie du centre commercial, des clichés d’Oncle Pierrot qui tournaient au-dessus du comptoir, sa mère l’avait foudroyée du regard. Mais Marie, bien trop jeune, n’en avait eu cure. Si à sept ans à peine, elle ne connaissait pas la panoplie complète des grimaces de ses parents, elle n’avait eu aucune peine en revanche à discerner la rage dans les yeux de sa tante quand elle avait ajouté qu’elle était fort jolie, la grosse femme blonde toute nue qui posait avec oncle Pierrot. Les Noël suivants, on l’avait exilée à une autre table, baptisée pour l’occasion la table des enfants. Bien sûr, c’était plus commode ainsi, pour les grandes personnes tout au moins, car son frère Jérôme et ses trois cousines pâtissaient désormais de sa logorrhée intempestive qui n’épargnait personne, ni les fillettes qui avaient la fâcheuse habitude d’espionner derrière les portes, ni son frère qui fouillait dans la bibliothèque de son père pour en exhumer de curieux magazines.

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