[QU'EST-CE QU'ÊTRE EN VIE ?]
J' ai acheté Ombre monde l'été dernier à Sète, mais j'ai tardé à m'y plonger parce que la quatrième de couverture m'avait fait un peu peur :
" En février 2011, mon père a eu un accident vasculaire qui l'a laissé paralysé et aphasique pendant quatorze mois jusqu'à sa mort [...] nous l'avons accompagné en soins palliatifs à domicile [...]. Durant tous ces mois j'ai écrit des poèmes qui sont devenus ce recueil. "
Il y a tant de raisons d'être triste en ce monde constellé d'injustices et de perte, fallait-il en rajouter ? Je suis donc entrée dans ce recueil avec méfiance, à petits coups de pages feuilletées, d'abord rassurée de n'être pas plombée, puis de plus en plus présente aux mots. J'en suis devenue lectrice réelle et attentive, prenant le temps de lire et de relire, de poser le livre, d'en recevoir l'écho : de pauser, de penser, revenir.
" Quand je me promène dans les jardins noirs
je ne sais comment passent les chemins
où les maisons s'appuient sur leur toit
pourquoi les impasses ont fermé leurs entrées
si la lumière au loin mène au lac ou se brise
ni quand les verticales s'arrondiront. "
Ombre monde ouvre des questions connues et à la fois inconnues. Comment peut-on aimer son père ainsi ?
" Je tombe où il trébuche ".
J'ai pensé au recueil de Sophie G. Lucas : Nègre blanche, et je l'ai relu. Elle aussi raconte comment elle a veillé son père dans ses dernières semaines de cancer, elle dit le fil de rancœurs et de haine les ligotant l'un à l'autre, les laissant incapables de communiquer. Ici, dans Ombre monde, malgré l'aphasie du père,
" Il y a dans sa bouche
de petits blocs cassés entre les dents
qu'il ne peut dire ni déglutir
des bégaiements des bris ",
il m'est apparu que le lien entre Roselyne Sibille et son père restait possible et lumineux. Inlassablement revient le mouvement de la main qui touche :
" On sait pourtant
par en dedans
qu'il faut monter
ou descendre le long de ta main
très soigneusement et lentement
apaiser ton corps ".
Quel choix, quel geste feriez-vous face au père mourant ? Ce n'est là que l'une des innombrables questions que pose Ombre monde aux lecteurs :
" Faut-il que je devienne sable ? "
" Que deviennent les mots perdus "
" Quand l'ombre se tend vers la fumée
offre-elle
des ailes
au vide ? "
" En mâchant l'interrogation majuscule
on peignera peut-être sur les vagues
On essaiera ".
Elle essaie en effet, faisant naître des fragments de beauté. " L'autre moitié de l'ombre est granulée de neige bleue ", malgré la présence de la peur. " La peur se balance à l'intérieur ". Avec l'injonction qu'on adresse aux enfants, aux aimé-e-s : " N'aie pas peur ".
Ombre monde pose à chaque lecteur et chaque lectrice une question fondamentale : Qu'est-ce qu'être en vie ? Non dans l'agitation, les gloires et déboires sociaux, les distractions, les cache-peurs, les blablas, mais dans la nudité même.
Ombre monde est un livre métaphysique même si - et peut-être aussi parce que - le corps y est éminemment présent, fragile et mis en suspension. Ce n'est donc pas une publicité mensongère que de prétendre que ce recueil est porté par ce que Roberto Juarroz nommait la verticalité de la transcendance. Mais on y trouve aussi chair et réel, révolte de l'esprit qui aime. Et c'est cette proximité d'humanité qui émeut le lecteur.
Marie Ginet
D.R. Texte Marie Ginet
pourTerres de femmes
(Lille, novembre 2015)