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Sandrine Cnudde, Gravité/Gravedad par Angèle Paoli

Publié le 11 janvier 2016 par Angèle Paoli

LA VOIE(X) VIVIFIANTE D'" UNE VERTICALE CHANTANTE " Sandrine Cnudde, Gravité/Gravedad par Angèle Paoli
" Un certain récit, échappé des ombres,
Veut être dit : il ruisselle des entailles "

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Sandrine Cnudde,Gravité/Gravedad,
éditions Lanskine, page 15.
Ph. © Sandrine Cnudde.

L a marche est au centre. Elle va de pair avec la gravité qui donne son titre au livre singulier de Sandrine Cnudde. Gravité/Gravedad. Titre polysémique, avec ce sérieux qui accompagne la marcheuse dans la gravité solitaire de son entreprise. Marcher sur les sentes, le long des frontières et sur les seuils, ne va pas sans péril. Entre escarpements et failles, progresser de " Mar a Mar " exige une ténacité de fer. Mais rien n'arrête la poète, qui clame haut et fort : " Dehors sera ma maison ! ". Et la traversée pédestre des Pyrénées se fait de " rives à rives ". D'est en ouest. En cinq étapes qui s'échelonnent sur cinq années. Avec des ellipses temporelles plus ou moins longues.

Que reste-t-il de tout ce temps voué à la marche, depuis la Méditerranée jusqu'à l'Atlantique ? Cet Atlantique qui ne se peut atteindre, que l'on n'atteint jamais ? De Banyuls à Hendaye, de montagnes en dénivelés, de haltes en pérégrinations marquées d'interrogations multiples et de doutes. Que reste-t-il ? Et entre temps, d'une année l'autre, que s'est-il passé ?

Il reste des photographies. Cinq en tout. " Je photographie une forme de souvenirs ", confie Sandrine Cnudde dans le cahier où elle couche ses notes. Photos de paysages en noir et blanc, montagnes pierreuses et rochers, échelonnements de crêtes, troupeaux de brebis et moutons paissant au pied des nuages. Il reste de courts poèmes annoncés par des dates. 11 juin 2005/29 juillet 2008/4 septembre 2011... Poèmes incisifs " rasés au plus près du vécu ", que leur brièveté rapproche des haïkus. Il reste aussi, qui ponctuent de la même façon le recueil, cinq poèmes plus longs. Dont la forme médiévale, l'organisation régulière - trois quintils séparés par un refrain - et la structure rimée sont empruntées au virelai, poème à forme fixe connu en France dès le XIIIe siècle. On pourrait songer à Christine de Pisan ou à Guillaume de Machaut. Mais c'est au trouvère Guiot de Dijon que la poète-marcheuse emprunte le vers qui la guide et l'encourage dans sa marche et dans son travail d'écriture : " Chanterai por mon corage ".

Les virelais qui jalonnent l'ouvrage confèrent à ce recueil original son tempo ainsi qu'une musicalité autre. Dans le même temps, ils constituent des moments de pause dense, à tonalité épique. La poète - cette " verticale chantante " - cheminant de l'un à l'autre, dialogue avec les ombres qui gîtent au creux des failles. Par le choix des images, le premier virelai évoque le récit médiéval de combats " que le tranchant d'un seul cri désencombre ". Le second poursuit la marcheuse jusque dans les " lambeaux vaporisés " de sa mémoire. Dans le troisième, celle-ci fait halte pour affronter les images qui l'assaillent. Dont celle de la licorne : " Presser mon œil contre son œil, et croire. " Opposant passé et présent, le quatrième virelai évoque les chants anciens d'" élagueurs de cols ", de mâtures et de navires. Montagne et mer ici se rejoignent. Ne participaient-elles pas l'une et l'autre des mêmes rêves, des mêmes conquêtes ? Le dernier virelai chante la fin du périple. La traversée a permis à la marcheuse d'entrevoir un instant l'" enfance nue ". Mais les interrogations demeurent, qui ouvriront sans doute de nouveaux espaces.

" J'ai pu joindre les rebords des pays,

Où les jumeaux* retournent les cohortes ;

Rendue, telle une voile qui faseye

À cette interrogation que je porte

Aux ouvertures qui bégayent.

La chute des corps ? Un sursis sans pareil. "

Ainsi se clôt Gravité/Gravidad.

Mis à part le précédent refrain - " La chute des corps ? Un sursis sans pareil " -, chaque ritournelle (reprise par 3 fois) présente une variante. Parfois par léger glissement, quasi imperceptible à première lecture. Le même et le dissemblable s'épaulent et s'épousent en harmonie. Beauté et mystère de ces refrains qui scandent le poème :

" De rives à rives, il marchait sur son ombre. " / " De rives à rives, il marche sur son ombre. " / " De rives à rives, tu marches sur ton ombre. "

Ainsi l'ensemble des virelais rejoint-il le projet initial de la poète-marcheuse. Elle marche, elle chante, déposant ses cairns sur le blanc de la page ; comme autant de jalons qui ponctuent le temps qui ponctuent l'espace. Petits joyaux qui pépitent au cœur de l'effort.

" Hélas, à défaut de transformer le fer en or,

ma peine ne produit qu'un formidable

charivari de forge. " (14 juin 2005)

Malicieuse Sandrine Cnudde, qui s'y entend en transmutation poétique : de " fer en or " à " forge ", voilà un bien joli mot-valise ! Et qui sait également jouer des fricatives. Le joli " charivari " en effet que celui que s'offre cet ébouriffement de " f ".

Mais il est vrai qu'il en faut des efforts pour " conquérir la matière "montagne". " Il faut grimper et puis descendre, monter encore, descendre à nouveau ; affronter cordillères et gouffres, surmonter ses peurs ses angoisses :

" Je désapprouve la désescalade

de la cheminée du Canigou.

Je proteste vivement contre

ce chaos vertical plus funeste

qu'un rassemblement de sorcières. " (16 juin 2005).


Sandrine Cnudde, Gravité/Gravedad par Angèle Paoli

" Les troupeaux pleurent sous la lune mongole "
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Sandrine Cnudde,Gravité/Gravedad,
éditions Lanskine, page 43.
Ph. © Sandrine Cnudde.

Il en faut aussi du chemin pour se libérer de ses propres " méfiances ". Il en faut du temps pour se délester de ce qui peu importe. Parfois même, l'oubli gagne progressivement jusqu'à effacement des mots et de soi. Parfois, au contraire, la marche réserve des rencontres. Sandrine Cnudde est ouverte à ce qui se présente. Elle cueille l'instant tel qu'il se pose devant elle. Avec simplicité et gourmandise. Et c'est bonheur que de la suivre et que de la lire, même lorsque la montagne effraie.

" Devant l'abri sous roche,

le réchaud frétille pour une poignée de girolles. " (2 août 2008)

Renouer avec la montagne, c'est accepter de s'en remettre à elle, avec modestie. La montagne décape nettoie ravive libère. Remet chaque chose à sa juste place. Et la poète accueille les images que celle-ci suscite en elle ou qu'elle lui offre.

" À mes pieds des bancs de sardines et les cétacés.

Il y a des millions d'années.

Je me contenterai de la vision

sous les petites jupes jaunes. " (2 août 2008)

Marcher est toute une entreprise. Il y faut peine et courage. Pour le plaisir de goûter, après la terreur et l'effort, au sentiment d'intense liberté que cet effort procure. Goûter à pleins poumons et mordre à pleines dents. Dans la sensualité simple des bonheurs octroyés par la vie en pleine nature.

" Quelle chance d'aller dans le vent !

Quel délice de dormir à la lune et ses

museaux d'argent !

Quelle fortune de manger à

la grâce de l'herbe et

aussi, à l'occasion,

de sentir le bouc. " (17 juin 2005)

Pour ce plaisir-là, qu'elle nous offre en partage, pour sa courageuse endurance, pour sa gaîté sans pareille, pour sa belle jeunesse, que la poète soit saluée.

" Chaque matin j'endosse la vie

comme une nouvelle tentative

de soulever le ciel. ", écrit-elle le 9 août 2009.

Cette voie(x)-là est vivifiante. Que son " corage " la porte toujours plus loin toujours plus avant, là où la conduisent ses pas, " jeune chien/défroissant l'horizon " dans la jubilation ludique de son écriture.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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* Les jumeaux : nom donné aux deux rochers qui forment l'anse d'Hendaye.

Sandrine Cnudde, Gravité/Gravedad par Angèle Paoli


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