Soupe hivernale

Publié le 15 janvier 2016 par Rolandbosquet

         Ayant la chance de n’être que rarement conduit à consulter mon médecin en son cabinet, nous n’avons d’autre recours pour nous rencontrer que de nous inviter chez l’un ou chez l’autre ou chez des amis communs. Ce soir-là, nos hôtes s’apprêtent à servir le dessert et je déguste une ultime gorgée de l’Arbois Savagnin 2012 qui a escorté le camembert de rigueur, lorsqu’il jette sur moi un regard professionnel de fort mauvais augure. « Tu sais sans doute, commence-t-il, qu’à peine quelques millions d’années après la formation de la Terre, la vie a amorcé l’incroyable cirque que l’on connaît aujourd’hui. » Devant mon assentiment étonné, il poursuit. « Le Grand Livre prétend que ce serait Dieu lui-même qui aurait donné le coup de pouce. Les historiens qui se sont penchés sur cette période reculée estiment quant à eux que tout aurait commencé dans ce que l’on appelle la "soupe primordiale". En réalité, un incroyable magma d’entités cellulaires en perpétuelles interactions, traversé d’éclairs fantastiques, d’éruptions volcaniques gigantesques, de bombardements de météorites à répétition et de pluies diluviennes de rayons cosmiques tous plus tueurs les uns que les autres. Il est facile d’imaginer la formidable compétition qui régnait alors au milieu de ce potage bouillonnant. Eh bien, n’en déplaise aux âmes sensibles, nous descendons tous de la lignée la plus accrocheuse et la plus combative de tous ces échantillons, comme cela se passe d’ailleurs toujours dans la nature. En se reproduisant avec autant d’énergie que l’aurait précisément conseillé leur créateur en mettant une dernière main à la fabrication d’Adam et d’Ève, elle a littéralement monopolisé à son profit les ressources des océans. Donnant ainsi naissance à la vie qui nous anime aujourd’hui. » Légèrement goguenards, nous nous émerveillons malgré tout devant un tel savoir tandis que madame sert à chacun sa part de mille feuilles au chocolat et aux noix de pécan et que monsieur débouche une bouteille de moscato d’asti en guise d’accompagnement. « On croyait jusqu’ici, poursuit notre professeur en plongeant sa cuiller dans une crème fine et onctueuse à souhait, que les autres molécules qui avaient participé à l’extraordinaire tambouille des début avaient disparu, englouties dans les oubliettes du Temps. » Notre ami qui s’enorgueillit de n’avoir été dans sa vie professionnelle qu’un brave gestionnaire aux deux pieds bien ancrés dans le terroir et le bon sens, laisse libre cours à sa bonne humeur. « Tu dois avoir le gosier bien sec à explorer ainsi d’aussi hauts concepts, lui dit-il en remplissant son verre. Irrigue donc tes cordes vocales ! » Le temps d’obéir et notre carabin reprend son exposé avec le plus grand sérieux. « En fait on avait tort. Tout porte à croire qu’une lignée de ces "entités cellulaires" que l’on estimait éteintes depuis des milliards d’années a survécu. » En virtuose du suspens, il marque une nouvelle pause tandis que j’éternue une fois de plus et aussi discrètement que possible. « Et alors, s’impatiente notre hôtesse, que vas-tu nous sortir de ton chapeau ? » Mais nous devrons subir auparavant ses compliments les plus cordiaux quant à la qualité du vin. « Rond en bouche, pétillant sans excès, gouleyant et chaleureux. Une perfection ! » Un grand éclat de rire lui répond. « Café pour tout le monde ? » propose le maître de maison en se levant. Mais la faculté le retient d’une main amicale sur le bras. « Regardez, dit-il. Je crois que notre expert en bougonneries campagnardes a croisé la route d’un descendant de l’une de ces lignées dissidentes : le virus du rhume ! » Et il écarte les bras comme pour mieux souligner cette évidence tandis que je retiens, vainement, un énième éternuement. « Contre cet envahisseur, nous ne pouvons rien sinon attendre patiemment qu’il périclite et qu’il meure. Et les chemins du futur étant imprévisibles, comme tu dis souvent, nul ne peut, hélas, en prédire la fin ». Ce qui me laisse bien des choses à penser à propos de ma provision de mouchoirs.  

(Suivre les chroniques du vieux bougon en s’abonnant à newsletter)