En lisant et relisant Le Fracas des nuages de Lambert Schlechter, grappilleur sans pareil de savoirs et de sensations, de saveurs et d'émotions, érudit voyageur et poète, sybarite avéré et mystique mécréant en ses minutes heureuses. Troisième volume d'une série kaléidoscopique intitulée Le Murmure du monde.
Avec Le Fracas des nuages, troisième volume de l’ensemble intitulé Le murmure du monde, (très beau titre qui fait écho au mémorable Bruit du temps de Mandelstam), Lambert Schlechter poursuit une suite kaléidoscopique majeure dont la forme composite évoque, toute proportions gardées, les Essais de Montaigne et le Zibaldone de Lepoardi, qu’il présente lui-même en ces termes approximatifs : « Cela pourrait être un journal métaphysique, un petit traité eschatologique, un grimoire de commis-voyageur, cela pourrait être un reportage sur les choses du siècle, une description du continent bien tempéré, un compte rendu d’inoubliables lectures – ce n’est rien de tout cela. »
Lui qui lit et écrit tout le temps, sans pour autant se claquemurer dans sa ratière de bibliomane ou sa tour d’ivoire, note comme un adolescent grave :« Un jour je commencerai à écrire ».
Or ce fabuleux fatras -nullement chaotique au demeurant, mais dont tous les points de la circonférence sont reliés au même noyau vibrant -, procède à la fois d’un recommencement de tous les matins (quoique Lambert Schlechter ne ressasse guère à la manière d’un Georges Haldas, qu’il cite d’ailleurs avec affection) et d’une expérience reliant « le cendrier et l’étoile », selon la belle expression de Dürrenmatt, le très intime (la geste infiniment délicate, en dépit de ses saillies érotiques, de l’amoureux à genoux devant la « fleur » féminine) et le très fracassant et récurrent orage d’acier que le poète qualifie de « murmure du monde », des massacres bibliques aux pogroms du début du XXe siècle, ou des tortures de l’Inquisition très chrétienne à la Kolyma ou à Lampedusa…
Or Lambert Schlechter dit à la fois l’aporie du langage et vit (parfois) la folle tentative de Joyce et de Céline d’aller au-delà de l’ordinaire langage articulé (Finnegans Wake ou Guignol’sBand), en tout cas par sursauts soudains rythmés par les battements d’aile d’un ange au prénom de Gabriel.
Il y a du mystique chez cet iconoclaste, du philologue nietzschéen chez ce brocanteur de formules poétiques à la Gomez de La Serna ou à la Jules Renard, du chroniqueur intimiste proche parfois d’un Rozanov (« Sous la couette dans l’hivernale chambre, je me tiens au chaud dans & par ma propre chaleur, c’est un bonheur élémentaire ») ou de l’observateur du corps autant que du fantastique social rappelant un Guido Ceronetti et nous ramenant souvent, aussi à sa propre lecture, combien fervente et généreuse, d’un Pascal Quignard.
Or lui-même, sans fausse modestie, se décrit en humble artisan : « C’est dans les petits, tout petits maîtres que, lucidement, je me range. Mon échoppe n’a pas pignon sur rue, j’exerce dans l’arrière-cour d’une venelle traversière où, de temps en temps, un flâneur s’égare ; et c’est assez pour moi. Les grandes usines de chaussures sont dans d’autres zones ; ici ce n’est qu’un cordonnier qui fabrique sa paire de savates avec un bout de cuir, quelques clous, un peu de colle et un marteau…
Lambert Schlechter. Le Fracas des nuages. Le Castor astral, 293p.