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Jacques Moulin, Écrire à vue par Angèle Paoli

Publié le 26 janvier 2016 par Angèle Paoli

UNE HISTOIRE DE "MAILLAGE À TROUVER"

" I l peint Je regarde Ça bruit J'écoute

Silence L'énergie circule Il peint J'écris

Il parle - peu - j'entends Nos corps penchent

Une feuille tombe Reflux sous l'écorce On se sépare

Il peint toujours J'écris de plus loin je tends l'oreille... "

Le regard est celui du poète Jacques Moulin. Les textes accueillis par L'Atelier Contemporain & Le 19, Crac sont rassemblés sous le titre Écrire à vue. Un titre-projet. Une invitation à " croiser les regards " faite au poète par Philippe Ciroulnik, directeur du 19, Centre régional d'art contemporain de Montbéliard.

Le poète se prête à ce dessein, avec talent, avec bonheur :

" Entrer sans effraction dans la vérité de leur monde. Prendre langue avec. À la lettre. Sans heurt... "

Les artistes présents dans cet ouvrage - peintres sculpteurs plasticiens photographes - sont des artistes connus des galeristes. Leurs œuvres font l'objet d'expositions : galeries d'art contemporain, Le Polaris à Corbas, La Predelle à Mersuay ; musées de Châteauroux, de Nantes. Le Centre régional d'art contemporain de Montbéliard (Doubs). Le 19, Crac, a vocation à faire connaître le travail de ces artistes et à révéler leur talent. Les œuvres exposées figurent dans des catalogues d'exposition et des revues.

La première de couverture - une encre de couleur d'Adrienne Farb : Encre n° 67, 2007 - invite à la découverte. Suivre le poète et aller avec lui au-devant des gestes amples " geysers " de couleurs " jeu de circonvolutions " jusqu'à l'" écriture vertébrée " de l'arbre. Peut-être* est-ce l'une des encres d'Adrienne Farb, exposées en 2004 à la Crac, qui a inspiré au poète ces vers :

" Tracer de longs signes d'espace

Toucher le geste

Et sa lumière "

( in " Traversée du paysage ").

On pourrait aussi bien lui attribuer ces mots : " chaque couleur attend son heure pour se porter vers l'autre dans la montée du trait " ( in " Penche-toi ")

Le poète est là, entre les pages ; le peintre aussi. L'atelier est un vaisseau ; une ruche ; un paysage en plein air. Chacun s'y absorbe, attentif à l'autre à son travail à sa concentration à son silence. Le poète observe les gestes les couleurs les formes les linéaments ; il entre en empathie avec le peintre ; il entre dans la toile. " Sans effraction ".

" On se retrouve

On s'essaie à la forêt - un arbre puis un autre

Le livre se compose

Peintures Poèmes

On entre en écho "

( in " La Botanique des jours ")

Le travail d'écriture se fait à l'écoute. Une écoute intériorisée. Qui vient du bruissement de la toile et se fond à lui :

" on entend le bruit des peaux et des pinceaux comme un bruissement du voir "

( in " Penche-toi ").

Ou encore, à propos du même artiste (Charles Belle), dans la perception du mouvement intérieur qui guide le pinceau et la rêverie :

" c'est cela que tu cherches à livrer dans la couleur du geste le bruit ténu de la vie tenue dans la chute même "

( in " Penche-toi ").

Ailleurs, s'absorbant jusqu'à " la claudication du voir ", le poète interroge la photographe Carole Denéchaud en un long poème rythmé par le retour du leitmotiv :

" Qu'est-ce que tu trames sur tes photos/ Qu'est-ce qui se trame. "

Il se trame l'étrange poème, " Bête en belle Belle en bête ", qui vient ponctuer l'ensemble des textes inspirés à Jacques Moulin par la photographe. Texte articulé autour de la répétition : " Je répète ", et martelé par les allitérations en [b] adoucies par les assonances en [el]. Un poème oiseau, cacatoès peut-être, à résonance baroque. À l'orée de l'incandescence amoureuse :

" Viens nicher sous ma mèche longue queue à tes plumes. Et reviens à ma bouche œil éteint sous ton bec. Je répète. Ma bouche suit ton bec tu repars en cheveux pour allumer la mèche. Tout un feu qui s'embrase. J'atteins ton incendie par le degré des mains. Tu gagnes haut perché le rameau des triomphes. "

Ailleurs, le poète aime à prendre racine, comme l'arbre et avec lui, " à même la grève face à l'abrupt à l'écran des falaises. " Il est là, ancré dans la présence du ciel, en parfaite osmose avec l'espace, semblable en cela au peintre qui fait face à la mer et face à sa toile :

" Il m'escorte livre grand ouvert sur le dos comme on porte son havresac. J'escorte la mer dans le livre. J'ai la falaise au ventre. Il entre en falaise. On tient à la côte. Au creux du livre au pied de la toile la falaise nous chaut. "

( in " Falaises " de Benoît Delescluse)

Ainsi le livre compose-t-il à son tour avec les arbres avec les ciels avec les falaises avec l'eau des rivières avec les plantes (l'" Oublie " de Véronique Dietrich ; les choux de Charles Belle). Avec les choux de Charles Belle, le peintre / le poète offrent " un maelström potager un ouragan tendre un envol de toile à même le sol un grand rouleau de mer qui laisse à nos pieds une algue frêle toute entière allongée dans l'instant on se mesure au chaos on se penche de nouveau tout frémit toujours " ( in " Penche-toi ").

Dans la présence d'Ann Loubert, peindre devient " danse devant le temple. " Et le poète embarque, arrimé aux gestes puissants de l'artiste :

" Empoigner le fusain ou le crayon. L'empaumer. Tout un travers de main pour grandir l'amplitude. Les gestes de circumnavigation sur l'écume de la page. Tous les pôles à la fois. Transatlantique et cabotage. Aquarelle. Papier mouillé épongé imbibé chiffonné. "

( in " Peindre pieds nus ").

Quelle que soit la forme que prend le travail de l'artiste, textes en prose et poèmes naissent du regard. Mais bien au-delà. D'un regard qui va au fond qui pénètre se fond à la matière s'absorbe en elle se noue à elle, en un mouvement susceptible de conjuguer " taches de couleurs et d'ombres en nous ". Jusqu'à ce que s'abolissent les espaces les frontières.

Les poèmes de Jacques Moulin disent la lenteur, la patience. Une forme d'apesanteur et de légèreté. Mais aussi la précision. Ainsi des poèmes qui accompagnent le regard posé sur le photographe Jean-Louis Elzéard en train de cadrer la rivière. Regard du regard du regard.

" La photo se bouge pour la rivière

La rivière file

On apprend la rivière par la photo

Poussière partout lumière aussi et les matières dedans les eaux

La terre se rend

Comme toujours tout tremble un peu

Pas la photo tenue sur pied au bout des doigts

Et toi tu vois

Juste un doigt d'eau pour dire le flux

( in " À l'appui de l'eau ")

Ce temps suspendu au-dessus de l'eau conduit à la méditation. Le poète note ses réflexions dans une suite de croquis annoncés par un titre. " la route d'eau/ la rivière invente l'image/ on demeure toujours face à l'abrupt/dire la rivière ... " Tout un cheminement de la pensée se fait ainsi au fil de l'eau. Et l'écriture prend corps, qui s'adapte aux abrupts aux falaises et aux roches, rebondit d'un poème à l'autre. Traversées inattendues, jamais soumises à la facilité du cliché convenu. L'écriture est là qui draine avec elle, en lien étroit avec la rivière, méandres et palimpsestes :

" quadriller la page contre l'appel des plages très loin en aval

là où l'écriture se noie au contact des mers

suivre sa veine d'eau ses empreintes de rochers

ce mot de banc

qui en ponctue le cours comme un repentir affiché

une parenthèse là un simulacre d'île un seuil vers d'autres terres

poussières de parois révolues la rivière fluctue s'augmente puis

se retire

se fragmente patiente son propos s'égoutte

tarit

quand l'eau est à court d'eau

que la roche tente un archipel de paroles ordonnées

avance ces cailloux d'éboulis sur l'échiquier des sables

on croit de nouveau

aux pierres de passages

à la suspension des ponts au rocher nocher... "

( in " dire la rivière ")

Ainsi le poème rebondit-il - sans ponctuation aucune sans marque autre que le gras des caractères du titre - sur l'épisode suivant, comme le font, de roche en roche, les eaux vagabondes de la rivière.

" tel est le poème qui file toute rivière à propos comme à contretemps

prend son temps de gué

envisage un orient

une géographie des sources "

Et l'on voudrait que jamais le fil du texte ne s'interrompe que sans fin il nous mène - " voyage de bulles aux confins de nos rêves " - d'une géographie à l'autre à travers des univers imprévus, exhumés par le peintre et perçus du poète. Jacques Moulin est de ceux-là qui entraînent par l'éventail de leurs images vers des hauteurs insoupçonnées des univers jusqu'alors inaccessibles, cependant que les mots traduisent ce qui nous tient au corps :

" pourtant souvent son propos ruisselle s'infiltre transpire ou s'évapore

on aimerait que la rivière quitte là son ouvrage pour entrer

dans le nôtre nourri de ces graviers

qu'elle rassemble au fond

( in " La mer sans doute ")

Alors ? Peindre /écrire ?

Une histoire de " maillage à trouver ". " Liaison déliaison ". " Du silence en échange comme des mots maturés "

( in " Peindre pieds nus ", Ann Loubert).

Écrire à vue, un très beau livre à la densité inépuisable. Une poésie qui donne à voir entendre et méditer.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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* NOTE d'AP : Je dis peut-être parce que deux autres artistes figurent dans cette section - Annie Poulin et Eduardo Stupia - et que rien n'indique auquel de ces trois artistes pense précisément le poète.

Jacques Moulin, Écrire à vue  par Angèle Paoli


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