En 1994, le 16 avril exactement, un terrible massacre a été commis dans l’école technique de la préfecture de Gikongoro, toute neuve, située sur la colline de Murambi. Le génocide avait commencé une dizaine de jours auparavant. Les Tutsis de la région savaient qu’ils étaient la cible des milices Interahamwe, les bandes de jeunes tueurs armés jusqu’aux dents. Bien que située très au sud du Rwanda, donc loin de la capitale où les meurtres de masse avaient commencé, Murambi n’allait certainement pas y faire exception car les miliciens avaient déjà eu le temps de se répandre sur tout le territoire. Les Tutsis des collines environnantes, en quête d’un abri sûr, s’adressèrent à l’évêque et au maire de Gikongoro, lesquels les envoyèrent sans frémir vers une mort certaine.
Quelque 65 000 personnes se sont donc rassemblées dans les locaux de l’école. Les conditions de vie sont devenues rapidement insupportables : l’eau avait été coupée et il n’y avait pas de nourriture en dehors des maigres ressources que les familles avaient emportées en fuyant. Au bout de quelques jours, les hommes furent suffisamment affamés et affaiblis pour ne plus constituer une véritable force de résistance. L’école fut attaquée violemment et brutalement par les Interahamwe. Les assiégés, qui n’avaient que des pierres pour se défendre, furent massacrés. On estime aujourd’hui que 45 000 personnes ont été tuées, autour du 21 avril 1994, à l’intérieur de l’école et dans les abris de fortune installés tout autour. Ceux qui avaient tenté de s’échapper ou de se réfugier dans les églises proches ont été achevés les jours suivants.
En juin 1994, la France met sur pieds son Opération Turquoise, force militaire chargée d’une mission humanitaire : protéger les déplacés et les réfugiés tutsis. Basés à Goma, en République démocratique du Congo, les Français arrivent dans le sud-ouest du Rwanda par Cyangugu. Très vite, les locaux de l’école leur apparaissent comme l’endroit idéal pour établir un quartier général. Or après leur monstrueux « travail » - car tel était le nom que leurs chefs donnaient aux meurtres innombrables qu’ils commettaient chaque jour - les Interahamwe ont abandonné sur place des dizaines de milliers de corps, qui se décomposent lentement. Pragmatiques, les militaires se font alors livrer du matériel de chantier et, avec l’aide de la population locale, creusent d’immenses fosses où vont être ensevelis, dans de la chaux, les cadavres. Horrible besogne… Lequel de ces fossoyeurs s’est interrogé non seulement sur le nombre de corps, mais sur les conditions et la teneur de cette tuerie ? Aujourd’hui encore, les plus affreuses blessures sont visibles sur les restes humains. Qui s’est demandé pourquoi et comment il restait encore du monde dans les villages alentour ? On n’enterre pas des dizaines de milliers de morts en un seul jour.
Mais ainsi va la vie et, une fois les charniers refermés, aussi incroyable que cela puisse paraître, les Français s’installent sans aucun scrupule dans ce qui est désormais un immense cimetière. Barbecue, terrain de volley… ils vivront là en toute quiétude le temps d’accomplir leur mission dite humanitaire.
Après le génocide, lorsque fut venu le temps du souvenir et du « plus jamais ça », les nouvelles autorités locales rwandaises ont décidé d’établir un mémorial sur la colline de Murambi. Les charniers ont alors été rouvert, aux fins de dénombrement et pour aménager des fosses communes salubres. Et là, surprise : au lieu de dégrader et de réduire les corps en poussière, la chaux les avait momifiés. La plupart était préservée…
En 2000, j’ai visité l’école de Murambi. Le plus choquant était le nombre. Reporter de guerre, je pouvais admettre de voir une centaine, un millier de cadavres, mais plusieurs milliers… Tous posés sur des claies de bois, dans chacune des salles de classe de la douzaine de bâtiments de l’école, répartis sur un vaste campus, ils hurlaient. De retour dans ce triste lieu en 2016, j’ai été accueillie par un petit édifice tout neuf dans lequel d’énormes photos racontent, comme à Kigali, le génocide. Le discours est le même que dans la capitale : l’histoire racontée par les vainqueurs. Belges et Français en prennent pour leur grade. Je dois avouer qu’à Murambi, j’étais beaucoup plus honteuse du comportement de mes compatriotes qu’à Kigali. Même si je persiste à penser qu’il faudrait un peu de distance, une meilleure analyse des responsabilités et, surtout, une réhabilitation beaucoup plus franche de l’action des Hutus qui, nombreux, se sont opposés aux génocidaires, je comprends le traumatisme.
J’ai parcouru à nouveau les allées aujourd’hui pavées de briques crues qui mènent aux funérariums. Les ossements, crânes et tibias, sont désormais sagement entreposés dans des vitrines. Leur nombre donne encore froid dans le dos… Les corps momifiés sont toujours là, eux aussi, mais il y en a beaucoup moins. Ceux qui se dégradaient toujours lorsque je suis passée la première fois, répandant cette odeur unique au monde et qui marque pour toujours quiconque la respire, celle de l’être humain en décomposition, ceux-là ont été ensevelis. Lorsque l’on pénètre dans les pièces, on ne respire plus que l’odeur sèche de la poussière et de la chaux. Leurs doigts collés par l’altération des chairs, devenues dures et cassantes, les malheureux ne peuvent même plus griffer l’air dans un dernier geste de colère impuissante. À peine leurs pauvres moignons se tendent-ils encore vers nous, statues muettes de désespoir, implorant en vain une clémence qu’on ne leur a pas accordée et un repos que l’on persiste à ne pas leur offrir non plus.
En effet, pourquoi exposer encore et toujours ces martyrs ? Pourquoi ne pas, enfin, leur accorder cette sépulture qu’ils méritent pourtant. Femmes, hommes, enfants restent là, figés dans un muet désespoir, séparés de ceux qu’ils ont peut-être aimés, embrassés et que, pour des raisons de salubrité publique, on a enfin dignement enterrés.
Sur le chemin du départ, je remarque incidemment et comme toujours, une prise d’air et une trappe au milieu d’un large gazon. Le signe d’une fosse commune. Rien ne la signale et je pense avec effroi que là aussi, il est permis de marcher.
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