Yu Dan Le bonheur selon Tchouang-tseu

Publié le 06 février 2016 par Pestoune

  Yu Dan est diplômée de littérature chinoise et professeure à l’université de Pékin ainsi que doyen adjointe de la Faculté des arts et médias et Chef du Département de Film & Television Media. Elle nous offre une découverte, une redécouverte pour certains, des grands penseurs chinois. Les relectures qu’elle nous propose sont  adaptées à la réalité de notre temps.

Après Confucius, elle poursuit avec l'un des pères fondateurs du taoïsme, Tchouang-tseu dont elle dissèque la réflexion et l’adapte à nos jours.

Tchouang-tseu est un penseur chinois du IVe siècle av. J.-C auteur probable d’un texte essentiel taoïste éponyme : le Tchouang-tseu également appelé le  Zhuangzi. Toute son œuvre est pilier du taoïsme et la richesse de son enseignement en fait une philosophie de vie incontournable pour approcher le Tao.

« Tchouang-Tseu le dit lui-même : son ouvrage est empli « de discours insolites, de paroles extravagantes, d’expressions sans queue ni tête ». Et de poursuivre :« Le monde est trop bourbeux pour être exprimé dans des propos sérieux. » »Voilà une entrée en matière dans le livre, une désinvolture face au monde qui me parle d’emblée.

On sait peu de chose sur l’homme sinon ce qui est écrit dans son livre. Bien que les honneurs lui eussent été proposés, il  n’en eut cure.

-   Chacun sait qu’à l’époque des Royaumes combattants, celui de Chu était parmi les plus puissants. Un jour que, libre de toute contrainte, Tchouang-tseu pêchait à la ligne au bord de la rivière Pu, il fut abordé par deux hauts dignitaires dépêchés auprès de lui par le roi de Chu. Ils s’adressèrent à lui avec la plus grande déférence : « Notre prince souhaiterait vous confier la charge de son territoire. » Usant d’un ton très respectueux, ils lui avaient donc demandé de quitter ses montagnes et d’accepter la charge de ministre du royaume de Chu.

Sans lâcher sa canne à pêche ni même relever la tête, Tchouang-tseu répondit : « J’ai entendu dire qu’au royaume de Chu se trouve une tortue sacrée morte depuis trois mille ans. Le roi de Chu la conserverait enveloppée dans un linge, à l’intérieur d’une boîte placée dans le haut du temple de ses ancêtres. Je vous le demande : cette tortue était-elle d’accord pour qu’après sa mort sa carapace devînt l’objet d’une telle vénération ? Ou aurait-elle préféré vivre en traînant sa queue dans la boue ?

Bien sûr qu’elle aurait préféré vivre en trainant sa queue dans la boue » répondirent les deux hauts dignitaires.

Et Tchouang-tseu de conclure : « Nous voilà donc d’accord ; alors, faites comme bon vous semble mais laissez-moi vivre en trainant ma queue dans la boue ! ».

Voilà donc comment Tchouang-tseu avait accueilli (…les) honneurs… Trop souvent ce sont les honneurs et les richesses qui guident nos pas et nous piègent dans le cercle vicieux d’une vie plongée dans une agitation stérile.

(…) C’est pour les honneurs et les richesses que nous nous enthousiasmons et nous nous déchirons, que nous nous agitons en tous sens ; mais, agissant ainsi, nous ne faisons jamais rien d’autre qu’entraver notre cœur. Il nous suffirait pourtant de passer outre à ces limites pour atteindre une liberté de mouvement certaine, affranchie de toute contrainte.

Pour notre penseur le bonheur réside dans l’instant présent. « (…) L’homme vit dans l’instant présent et s’il sait rester détaché des honneurs, passer outre aux richesses et ne pas craindre la mort, son âme profitera toujours d’un espace et d’un horizon ô combien immenses !  »

Si le confucianisme se préoccupe des devoirs et responsabilités des hommes envers la société en vue d’accomplir d’une grande œuvre, le taoïsme se place au niveau de l’individu et le pousse à se dépasser, à se transcender afin de tendre vers une liberté affranchie de toute contrainte et redéfinir son existence humaine en contemplant l’Univers.

L’horizon d’une personne détermine sa façon de penser. A réduire sa vision sur la valeur  intrinsèque des choses, on ne discerne plus la véritable valeur des choses. La pensée conventionnelle enchaîne notre esprit. Il faut ouvrir son regard et voir en grand pour discerner la véritable valeur de ce qui nous entoure.

Chaque personne a des valeurs personnelles et forcément différentes qui lui feront voir le monde d’une façon différente d’une autre personne. Il  ne faut donc pas porter un jugement sur le monde en fonction de nos valeurs personnelles qui deviendront forcément un parti pris. En repoussant nos préoccupations, en nous défaisant des contraintes que nous nous imposons, en nous ouvrant à l’empathie et à la compassion, nous nous ouvrons à l’incommensurabilité du monde. C’est ainsi que nous repousserons nos propres frontières pour créer un horizon en totale harmonie avec le monde. C’est la loi du Tao.

Tchouang-tseu : « La loi du Tao, c’est la nature, et le Tao est partout »

«(..) Prétendre que la loi du Tao   c’est la nature revient à dire que toute la nature est imprégnée du Tao, vérité première. Le Ciel et la Terre sont partout, et le Tao l’est aussi par conséquent. (…) »

« Parmi les dix mille êtres de la Terre, pas un ne ressemble à l’autre, et chacun interprétera ce qu’il voit en fonction de l’angle de vue qu’il aura adopté. Lorsque nous restons ancrés dans nos habitudes sans déplacer notre angle de vue, nous tirons des conclusions qui souvent n’ont pas lieu d’être. Il s’agit là du premier obstacle à la connaissance exacte de nous-mêmes. Les anecdotes de Tchouang-tseu nous le disent : chacun en ce monde suit sa propre nature et il serait erroné de vouloir, par pure conviction, imposer ses schémas de pensée à autrui.

Qui ne se connaît pas soi-même ne saurait connaître les autres. »

Seul celui qui se connait vraiment peut prétendre accéder au bonheur.

Tchouang-tseu estime qu’un cœur détaché et en paix nous permettra de conserver une attitude distante et naturelle à l’égard des événements. Notre cœur demeurera ainsi sain et égal dans la durée.

J’ai conscience que ce livre est forcément réducteur de la pensée de Tchouang-tseu. Néanmoins, il permet à nos esprits occidentaux d’approcher un minimum le Taoïsme ; même si nous ne faisons que le frôler de loin. Et surtout il nous offre une piste pour vivre mieux dans ce monde en adéquation avec nous-mêmes.  

(illustration estampe de Fukuda Kodojin)

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