De la médiathèque, je ramenais la semaine dernière plusieurs livres. Mais celui sur lequel je me jetai sans attendre, laissant en plan toute autre lecture commencée, ce fut Savannah de Jean Rolin. J'ai déjà écrit ici sur Jean Rolin, à propos d'un autre de ses ouvrages (qu'il ne nomme pas romans) : Ormuz. Et si je récidive, ce n'est pas pour partager quelque savoir dont cette lecture nous enrichirait, mais bien plutôt pour partager une expérience, une traversée du monde qu'on ne saurait ici sans dérision qualifier du nom d' aventure.
Ce qui est déjà très particulier dans les histoires de Jean Rolin, c'est qu'on peut les suivre sur une carte, mieux, sur Google Earth. Je l'avais fait pour Ormuz, et il était clair que bien que le récit était fictionnel, en revanche les lieux décrits étaient scrupuleusement réels. Il en est de même pour Savannah, qui se place donc en Géorgie (pas la Géorgie de Staline, mais celle de Flannery O'Connor, qui y naquit, et dont la maison, à Milledgeville, était le but du voyage qu'il fit sept ans plus tôt avec Kate Barry).
Ce court extrait a le mérite de poser l'essentiel. Le livre tout entier raconte le retour de l'auteur sur les lieux mêmes arpentés en 2007 avec Kate Barry, avec l'appui des images tournées alors par celle-ci, et qu'il a revisionnés avec la plus extrême attention.
Faut-il préciser que Kate Barry était la fille de Jane Birkin et du compositeur John Barry (en fait un pseudonyme, son vrai nom étant Prendergast) ? Et qu'elle a trouvé la mort en se défenestrant de son appartement parisien le 11 décembre 2013 (la notice Wikipedia assure que l'on n'a pas pu déterminer s'il s'agissait d'un suicide ou d'un accident).
Mais de cette issue tragique, Jean Rolin ne parle pas. Le fait est supposé connu, il n'y revient pas. Ce voyage à Savannah, jusqu'à la maison de Flannery O'Connor, est un essai pour retrouver les traces du premier voyage, les chambres de motels louées, les routes empruntées, les bars, les quais et les cimetières visités. Dérive mélancolique, dénuée de tout pittoresque (Kate Barry partageait d'ailleurs le goût de Jean Rolin pour les terrains vagues, les friches portuaires, ce qu'il nomme les lieux indécis, mouvants, et il évoque aussi en passant une autre excursion antérieure vers un cimetière de navires perdu près d'un marécage, à Staten Island, dans l'Etat de New York).
Le récit est rythmé par les évocations des films de Kate, tournés de manière presque compulsive, au grand agacement parfois de Jean Rolin, ce dont il ne se cache pas, le plus souvent sans cadrer de personnages dans le décor mais préférant filmer les pieds, les sols, les chaussures. La seule exception à cette règle, écrit-il, " c'est lorsque Kate filme son reflet, ou nos deux reflets conjugués, dans le rétroviseur d'une voiture, dans la vitrine d'un musée ou de préférence dans une flaque d'eau, à la surface de laquelle il arrive que se reflètent aussi le couronnement d'un palmier ou le feuillage d'un arbre."
Je ne crois pas spoiler le livre en disant qu'il n'y aura pas de révélation, que ce périple de remémoration ne livrera pas de leçon de vie à la Paulo Coelho, que les questions sans réponse le resteront. Cependant la figure de Kate Barry, la figure d'un être généreux et spontané, en aura été un peu éclairée, par la bande, par un système de reflets justement, par cette écriture sans forfanterie qui atteint des sommets dans un passage comme celui-ci :
"Dans la soirée, ayant constaté qu'il n'y avait rien à manger dans le voisinage du motel [...], je dus me résoudre à gagner le supermarché Walmart, dans la direction de la ville, sur le parking duquel Elizabeth Wylie m'avait signalé la présence d'un bon restaurant thaï. Et le plus étonnant, c'est que ce restaurant était bon, effectivement, et thaï, même si sa situation était quant à elle détestable, et s'il me fallut pour l'atteindre, et pis encore pour en revenir, dans une obscurité à peu près complète, désormais, longer sur un peu moins d'un kilomètre la 441, éprouvant à nouveau que le plus sûr moyen de se donner l'illusion d'être un laissé-pour-compte, un moins que rien, c'est encore de marcher seul sur le bas-côté non aménagé d'une route à grande circulation, si possible aux Etats-Unis, et de préférence à la tombée de la nuit." (pp. 98-99)