Patagonie

Publié le 25 novembre 2015 par Les Alluvions.com

Dimanche, à Saint-Germain, Emmanuel nous fait goûter un vin rouge qu'il a mis en carafe. A nous d'en deviner l'origine. Je n'ai pas d'illusion sur mes compétences en œnologie , mais qu'importe, on joue le jeu. La robe sombre du breuvage, le roulis des tannins font penser à du Bordeaux mais ce n'est pas le cas : notre hôte a concédé qu'il tapait dans les 14 degrés, trop fort pour un Bordeaux. C'est un étranger, un vin migrant, sans papier, charnu et charmant, le bougre. Je ne sais pourquoi, je pense à un chilien. C'est sûr, ils vont m'embaucher chez Parker, car c'est bien ça, un pinard chilien.

Correspondance Roger Caillois - Victoria Ocampo. J'aborde l'année 1942. Caillois, avec sa femme Yvette, prend le bateau jusqu'en Patagonie. Cabines minuscules, mal de mer affreux. Il écrit à Victoria le 15 mars de Magallanes :

Nous sommes arrivés hier sans plus de mal de mer. Tous ces points de la Patagonie sont des sortes de camps volants. Des baraques de tôle au lieu de tentes, mais le même manque de racination [?]. Quand je pense que tu te plaignais de Santiago del Estero ou de Zarate ! Ici, la mousse est dure comme de la pierre : les cailloux les plus pointus ne l'entament pas, ne la raient pas. [...] Et dessus souffle le vent, froid et rapide. Je pouvais à peine me tenir dans les rues à Rio Gallegos : mais on disait que ce n'était qu'un souffle.

Ce voyage fut en réalité décisif pour la vocation littéraire de Caillois. A son retour, il écrivit Patagonie, un texte bref et intense qui ne sera publié en France qu'en 1946, et dédié précisément à Victoria Ocampo. Il revient sur sa genèse dans Le Fleuve Alphée :

Je fus si frappé par une randonnée en Patagonie que je ne pus m'empêcher de jeter sur le papier quelques-unes des impressions que j'avais ressenties. Le jour où je les publiai, épurées cependant de tout détail anecdotique ou pittoresque pour donner à mes pages la même nudité que celle de la contrée qu'elles s'efforçaient de décrire, ce jour-là, je devins écrivain malgré moi.

Ce même dimanche, je file en soirée à l'Apollo pour voir le dernier film du chilien Patricio Guzmán, Le bouton de nacre (El botón de nacár). Si je tiens à ne le manquer à aucun titre, c'est la faute de Jean-Claude Ameisen, dont j'ai relu récemment le début des "Battements du temps", le premier tome de la série Sur les épaules de Darwin :

"Le présent n'existe pas, dit Gaspar Galaz, un astronome qui explore les vastes étendues du ciel qui se déploient au-dessus des télescopes de l'observatoire géant de Cerro Tololo, au nord du Chili, sur les hauts plateaux du désert d'Atacama. Galaz parle à Patricio Guzmán.
C'est un extrait du film splendide de Guzmán, Nostalgie de la lumière." (p. 11)

A ce film, tourné dans l'extrême nord du Chili, fait donc pendant Le bouton de nacre, tourné dans l'extrême opposé, la Patagonie occidentale, le plus vaste archipel au monde, un immense labyrinthe aquatique qui n'a pas encore été entièrement exploré. Au désert minéral du premier, se substitue l'océan du second ; au sable et à la roche, l'eau sous toutes ses formes, des vagues jusqu'aux glaciers. Mais c'est aussi l'histoire des hommes qu'évoque Patricio Guzmán, l'histoire tragique des Amérindiens décimés par les colons, l'histoire tragique des prisonniers de Pinochet que les hélicoptères des tortionnaires lâchaient dans la mer, lestés par des rails de chemin de fer.

Le film navigue ainsi, d'images sublimes de beauté, vertigineuses et cosmiques, en émouvantes photographies de peuples disparus et de rescapés de la dictature, mêlant l'actuel et l'immémorial, la goutte d'eau emprisonnée dans le quartz et la violence des tempêtes sur les canaux innombrables de la Terre de Feu.


Impossible d'oublier le visage buriné de Gabriela, une des dernières descendantes directes des peuples aborigènes, donnant une leçon de vocabulaire dans la langue des Kaweskar, puis racontant un périple de mille kilomètres en canoë alors qu'elle était encore une petite fille.
Entendre claquer ces mots pratiquement condamnés au néant, comme assister au délitement inéluctable d'une fresque antique dans l'air corrompu du dehors.


"Contrée toute d'espace et d'appel qui compose sur le sol un site comme il faudrait avoir l'âme..."

(Dernière phrase de Patagonie, de Roger Caillois, in Quarto/Gallimard, Oeuvres, 2008)