Y a-t-il même un intérêt à voir les toiles de Magritte dans leur pleine réalité ? C'est un brin provocateur ce que je dis là, mais on peut, oui, se demander s'il y a grand profit à découvrir in vivo une peinture si peu sensorielle. Cette question, je me la posais encore à Bruxelles avant de me rendre au Musée Magritte, ouvert seulement en 2009, et finalement j'y répondis en franchissant les portes du lieu, disposé sur plusieurs étages selon un ordre chronologique. C'était comme revenir vers un amour de jeunesse, une passion qu'on pourrait dire disparue mais qui continue de faiblement brasiller sous la cendre des années. Alors oui ce ne fut pas un ravissement mais je pris plaisir à observer des œuvres vues maintes fois en reproduction, mais aussi à en découvrir d'autres, tableaux, dessins, esquisses, écrits inconnus.
Georgette Berger, femme, modèle et Muse de René Magritte, juste derrière.
Le mariage de minuit (Musée Magritte)
Et il ne s'agit surtout pas de chercher des symboles cachés. C'est une tentation courante que Magritte a lui-même dénoncée : "Les questions telles que : que veut dire ce tableau, que représente-t-il ? ne sont possibles que si l'on est incapable de voir un tableau dans sa vérité, que si l'on pense machinalement qu'une image très précise ne montre pas ce qu'elle est précisément. C'est croire que le "sous-entendu" (s'il y en a un?) vaut mieux que "l'entendu" : il n'y a pas de sous-entendu dans ma peinture, malgré la confusion qui prête à ma peinture un sens symbolique.Comment peut-on se délecter à interpréter des symboles. Ceux-ci sont des "substituts" qui ne conviennent qu'à une pensée incapable de connaître les choses elles-mêmes."
Et encore : "On me demande souvent ce que cache ma peinture. Rien! Je peins des images visibles qui évoquent quelque chose d’incompréhensible. Je ne suis pas un symboliste… Mais bien sûr, je ne puis empêcher les gens d’interpréter mes toiles. S’ils préfèrent essayer de traverser les murs plutôt que de passer par la porte, que voulez-vous que j’y fasse?"
Cet effort demandé au spectateur, je le retrouvai un peu plus tard dans la préface de Julien Gracq au Journal de l'analogiste, et ce sont là phrases fondamentales : "Suzanne Lilar, écrit-il, a placé très haut le rôle joué par la poétisation. Elle sait et elle dit admirablement que dans l'idée que nous nous faisons aujourd'hui de la poésie, c'est à celui qu'elle vient combler de faire la moitié du chemin. La poésie n'est pas un don qui nous est tendu, n'est pas un prêt-à-consommer qui nous trouverait passifs. Elle n'est qu'une proposition dont il dépend du génie de chacun de nous qu'elle se matérialise."
(J'ai comme l'impression que, de ces deux jours à Bruxelles, il me faudra des mois pour extraire toute la substantifique moelle).
Église du Bon Secours, Bruxelles (photo : PB)
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* André Didierjean, La madeleine et le savant, Balade proustienne du côté de la psychologie cognitive, Seuil, Science ouverte, 2015.