Alluvions encore, Victoria et la rue Inutile

Publié le 19 octobre 2015 par Les Alluvions.com

Envie de retourner à ce blog. Si je n'écrivais plus ici, ce n'était pas par lassitude ou manque d'inspiration, mais c'est parce que ce n'était pas le bon support. Ce que j'avais à dire ne pouvait être donné à lire immédiatement : j'ai donc écrit sur un carnet, Pantone bleu 18-3949, au crayon de papier, pendant des mois. Premier carnet terminé, j'en ai commencé un autre. Rien de sulfureux pourtant, ou d'indiscret, ou de particulièrement intime dans ces carnets, pour lesquels je songe plus ou moins à une publication future, non, rien de tout cela, mais la nécessité ressentie d'une distance, d'un recul. Rien ne presse. Cependant, j'ai aussi, en même temps, le désir d'écrire pour le présent, de partager, si peu que ce soit, quelques impressions, quelques joies ou douleurs, quelques découvertes, et je vais le faire ici, mais ce sera sous forme véritablement alluvionnaire, comme cela était la vocation de ce blog, affirmée dès le début, donc des notes, des bouts de poème, des fragments désordonnés de pensée, au fil de l'eau, du flux des lectures et des rencontres [ à l'instant même, une petite fenêtre pop-up m'avertit que je viens de recevoir un commentaire sur l'article du 2 septembre 2014, Et la vie à Casablanca aura un sens pour moi, consacré à un chapitre du livre d'Adrien Bosc, Constellation : commentaire anonyme comportant des précisions sur le pilote Jean de La Noüe. Or, je n'ai pas eu de commentaires sur Alluvions depuis des mois, très précisément depuis le 19 novembre 2014, il est saisissant que ce soit justement à l'instant où je renoue avec le site, sur ce mot même de rencontre, qu'un envoi inconnu s'y dépose : la dimension de hasard objectif si présente sur Alluvions en est d'emblée confirmée.]

Cette femme s'appelle Victoria Ocampo, et cette photo est celle qui se trouve sur la couverture de sa Correspondance avec Roger Caillois, publiée chez Stock en 1997, et que j'ai débusquée à la dernière brocante de l'Avenue des Marins, le dimanche 4 octobre. Je me suis beaucoup intéressé à Roger Caillois dans le Carnet bleu, et j'étais donc désireux d'en savoir plus sur cette femme, éditrice argentine, issue d'une riche famille de Buenos-Aires, qui rencontra en 1939 à Paris le jeune Caillois, âgé alors de 26 ans (elle en avait 48), agrégé de grammaire et fondateur, avec Georges Bataille et Michel Leiris, du Collège de sociologie.

Je lis cette correspondance de manière discontinue, en même temps que d 'autres ouvrages, et suis parvenu à l'année 40, où Caillois, fuyant la France occupée, a gagné l'Argentine. C'est Victoria qui a organisé son voyage et la série de conférences qu'il va donner dans son pays. De manière générale, elle sera pour lui un véritable Pygmalion.

Plusieurs autres Français ont quitté la France, qu'elle reçoit avec générosité, mais qu'elle juge aussi avec lucidité, et donc sévérité, ainsi du décorateur Jean-Michel Frank :

"Jean-Michel Frank, une autre paire de manches. Appartient à ce milieu (où du moins y vivait) des gens riches et snob, de la haute couture, des artistes d'avant-garde [...]. Terrible ! Des gens durs mais non courageux, trop faibles pour être méchants avec efficacité ; frivoles et durs... Durs par égoïsme et self-indulgence, non par exigence envers eux-mêmes. N'accordant de l'importance qu'à un joli cendrier, à un Picasso (c'est déjà mieux), à une robe de Schiap, à un mouchoir d'Edwards and Butler, à un clip de chez Cartier [...] ; tout ça, dans les moments actuels, devient indescriptible, comme la neige qui fond dans les rues de Paris. De la saleté. "Comment feront un tel et un tel sans drogue !..." (Bébé Bérard, Cocteau, etc.) [...] Car tous ces gens savaient quand ils devaient fuir et en avaient les moyens (essence et argent).

Enfin, tu entendras cela toi-même. Sinon tu vas m'accuser d'être mauvaise langue et de trouver tous ces gens immondes excepté moi. Le fait est que je n'aime pas les gens aux goûts exquis mais dépourvus de spiritualité à un degré aussi remarquable ! Pleins de petites gourmandises mais sans vrai appétit ! Pleins de convoitises urgentes, mais sans ardeur, ni flamme. Je dis : merde."

Et elle ajoute sans plus de commentaires :

"Les Dali se sont très bien arrangés, même avec les franquistes."

Fragments alluvions encore