Le chapitre 2 de Constellation met en avant le pilote de l'avion, Jean de la Noüe. Loin d'être un novice, ce breton de Pléneuf Val-André, qui avait rejoint les Forces françaises libres en 1943, compte soixante-mille heures de vol et quatre-vingt-huit traversées.
Les plus belles années de sa vie, rapporte Adrien Bosc, sont celles où il survolait la Méditerranée aux commandes de son Dakota pour aller parachuter des troupes en Italie puis en Provence. " A Casablanca, base arrière alliée, Jean reprenait vie. L'histoire était à pied d'œuvre et il en était, l'un des figurants du grand théâtre d'opération organisé par Churchill et Roosevelt lors de la conférence de Casablanca. [...] Après guerre, Jean avait emmené sa femme au Max Linder assister à la projection de Casablanca avec Ingrid Bergman et Humphrey Bogart. Il s'étonna d'une casbah à mille lieux de ses souvenirs et rit de bon cœur de cette Marseillaise orchestrée par le résistant Laszlo. Vaste blague. Il décrirait à Aurore en remontant le boulevard Poissonnière son Casablanca. [...] Il lui raconterait aussi l'histoire de l'aéropostale marocaine, les exploits de Mermoz et de Saint-Exupéry, le survol du désert, les dunes de sable où l'on ne voit rien, n'entend rien, et la beauté cachée par l'immensité."
Il est certes banal de comparer un avion à un oiseau, mais la métaphore aviaire est tout de même trop fréquente dans ce court chapitre (cinq pages) pour être tout à fait anodine : le Constellation est ainsi désigné comme un grand échassier (à cause de son train démesuré, est-il précisé dans le chapitre précédent). Le héros de Jean de la Noüe, Charles Nungesser, disparaît, l'année de ses quinze ans, lors d'une tentative de traversée de l'Atlantique sans escale à bord de son biplace baptisé l' Oiseau Blanc. Le Dakota qu'il pilotait à Casablanca était surnommé Gooney Bird par les pilotes anglais, autrement dit "l'Albatros", " gauche au sol, majestueux dans les cieux".
Dans le chapitre suivant, le Constellation est aussi désigné comme " un oiseau chromé né de la folie d'un homme, Howard Hughes." Cet homme d'affaires, dont Martin Scorsese a retracé une partie de la vie dans Aviator (avec Leonardo Di Caprio dans le rôle de Hughes), "en dessinait les plans, à main levée, des croquis guidés par une quête d'élégance et d'érotisme, charge aux ingénieurs d'adapter l'esquisse aux règles de l'aéronautique. A la même époque, pour les besoins du film Le Banni, le cinéaste-aviateur imaginait un soutien-gorge à armatures renforcées autoportant muni d'acier et transformait la poitrine de Jane Russell en un missile pointé droit sur l'écran et les ligues de vertu."
Or, que vois-je, hier au soir, passé minuit, sur l'écran de l'application Mubi à laquelle je suis abonné (et dont j'ai déjà fait référence ici et là), précisément le film Le Banni, dont, soit dit en passant, je n'avais jamais eu connaissance jusqu'à ce jour.
Creusons cette coïncidence, relevons cette date qui revient avec insistance : 1943. Année où Jean de la Noüe rejoint Londres, année de la conférence de Casablanca, mais aussi du film du même nom, et donc également du Banni.
Car c'est aussi en 1943 que paraît Le Petit Prince,à New York où Saint Exupéry est en exil, et qu'il reçoit, à sa grande joie, son ordre de mobilisation pour l'escadrille 2/33, laissant en Amérique la femme aimée, Consuelo, lui écrivant par la suite ses plus belles lettres d'amour.
Et il faut ajouter 1) qu'avant-guerre, en 1931, ils avaient vécu ensemble à Casablanca : Saint Exupéry, gêné financièrement, ayant accepté un poste de pilote de nuit sur la ligne Casablanca-Port Etienne (en Amérique du Sud); 2) qu'à la rentrée littéraire de septembre de cette même année paraît Vol de Nuit, préfacé par André Gide, qui obtiendra le prix Fémina. "C'est à deux qu'ils ont choisi le titre, en écrivant sur une feuille plusieurs titres possibles. Saint Exupéry penche pour Nuit lourde, mais Consuelo pense que Vol de nuit est meilleur. Va donc pour Vol de nuit..." (Alain Vircondelet, Antoine et Consuelo de Saint Exupéry, un amour de légende, les arènes,2005, p.46)
C'est sous l'égide encore une fois de la métaphore aviaire que l'on retrouve Saint Ex, Consuelo le désignant dans sa lettre comme son ketzal (ou quetzal), le ketzal étant oiseau d'Amérique centrale (Consuelo était salvadorienne) :
Mon ketzal,Vous êtes déjà dans le ciel, mais je ne vous vois pas. Il fait nuit, et vous êtes encore loin. J'attendrai le jour. Je dormirai pendant que vous vous approcherez de notre maison. J'irai au terrain vous attendre. Mon mari chéri, déjà votre moteur ronfle dans mon cœur. Je sais que demain vous serez assis à cette même table, prisonnier de mes yeux. Je pourrai vous voir, vous toucher... Et la vie à Casablanca aura un sens pour moi. Et mes difficultés de ménage une raison pour le souffrir. Et tout, tout, mon oiseau sorcier, sera beau dès que vous me chanterez : "Que Dieu veuille dans sa grandeur te protéger." Plume d'or.
Et quel sens tout ceci a-t-il pour nous ?