Si je ne fus pas le dernier à baisser pavillon, il reste que ce fut bien dans les heures frileuses de l'aube que je trouvai enfin à m'allonger dans la grande cuisine des Peyrots, quelques bûches crépitant doucement dans l'âtre, réchauffant timidement cette maison rarement ouverte. Je ne dormis pas vraiment, en tout cas je demeurai dans les couches superficielles du sommeil, encombré de trop d'impressions, remué encore par ce tsunami amical dont le reflux provoque souvent spleen et mélancolie.
Or ce ne fut pas le cas cette fois-ci. Quelque chose d'autre occupait ma conscience. Un mot. Qui revenait avec obstination cogner à la vitre. Curieusement délesté de toute image de rêve, de toute scène onirique, un nom seul, avec sa seule trace visuelle et sa seule empreinte acoustique.
Augenblick.
Et je n'avais aucune idée de sa signification.
Un mot allemand très certainement, mais je n'avais aucune idée non plus de l'endroit et du moment où j'aurais pu le croiser.
J'ajoute que je ne suis pas germaniste, que je n'ai appris à l'école que l'anglais et l'espagnol (et pas le moindre morceau de grec et de latin).
Certes, il y a plus de vingt ans maintenant, j'ai acquis quelques rudiments grâce à une méthode qui paraissait chaque semaine en fascicule. Cassettes audio, exercices, que je pratiquai scrupuleusement pendant deux ou trois mois ( la perspective de lire Kant dans le texte me réjouissait l'âme) jusqu' à ce qu'un contretemps - je ne sais plus lequel - m'ayant interrompu, je ne trouvai plus jamais le courage de m'y remettre.
Mais je n'ai pas le souvenir d'avoir jamais rencontré le mot Augenblick lors de cette initiation avortée.
Avant de retourner à la salle pour le nettoyage, la dure rançon des lendemains de java, je demandai à une amie, Isabelle, alias Gringuette, professeur d'anglais en Haute Corrèze, le sens de cet Augenblick. Sa première langue vivante avait été l'allemand, elle me répondit aussitôt qu'il s'agissait d'un clin d’œil, un clignement d'yeux.
Je l'en remerciai mais n'était guère plus avancé.
Est-ce que ça voulait dire quelque chose ? Ce mot-alluvion, échoué aux rivages de l'esprit, avait-il un sens, une raison d'être ? Portait-il un message ? Sa provenance en tout cas restait résolument mystérieuse. J'ai bien pensé un moment qu'il avait peut-être été aperçu, enregistré subconsciemment lors de la lecture de Règlement, un livre déniché chez Noz en mai 2015 et que j'avais emmené avec moi à Aigurande. L'auteur, parfait inconnu du nom de Jean-Pierre Maurel, né au Tyrol en 1949, de mère autrichienne et de père français, y parlait abondamment (et excellemment) de la littérature germanique, et quelques mots d'outre-Rhin étaient glissés ça et là, mais relecture faite des pages déjà traversées, il n'en était rien : aucune trace d'Augenblick.
J'allai plus tard sur le net pour essayer d'en savoir plus long et je découvris que le mot avait un autre sens, plus abstrait, mais dérivé logiquement du premier : il signifie instant. Et un article fort savant de la revue Trivium, revue franco-allemande de sciences humaines et sociales, article intitulé Moment, instant, occasion ou, en allemand, Der/das Moment, der Augenblick, die günstige Gelegenheit, m'apporta des lumières qui creusèrent un peu plus encore mon intérêt et ma perplexité.
(A suivre)