Fernando Pessoa | [Hommes de barre !]

Publié le 06 mars 2016 par Angèle Paoli

[HOMMES DE BARRE !] H ommes de barre ! hommes des machines ! hommes des mâts !
Eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh !
Peuple à casquette, peuple en chemise de tricot,
Peuple à la poitrine brodée d'ancres et de bannières croisées !
Peuple tatoué ! peuple à pipe ! peuple du bastingage !
Peuple bruni par tant de soleil, hâlé par tant de pluie,
La pureté aux yeux de tant d'immensité devant eux,
La hardiesse au visage de tant de vents qui l'ont battu sans relâche !
Eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh !
Hommes qui avez vu la Patagonie!
Hommes qui êtes passés par l'Australie !
Qui avez rempli vos yeux de côtes que jamais je ne verrai !
Qui avez touché terre sur des terres où jamais je n'irai !
Qui avez acheté des objets grossiers dans les colonies à la proue des brousses !
Qui avez fait tout cela comme si ce n'était rien,
Comme si c'était naturel,
Comme si la vie était cela,
Comme si là ne s'accomplissait pas même un destin !
Eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh !
Hommes de la mer d'aujourd'hui! Hommes de la mer passée !
Commissaires de bord ! esclaves des galères ! combattants de Lépante !
Pirates du temps de Rome ! Navigateurs de la Grèce !
Phéniciens ! Carthaginois ! Portugais élancés de Sagres
Pour l'aventure indéfinie, pour la Mer Absolue, pour réaliser l'Impossible !
Eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh !
Hommes qui avez élevé des stèles, qui avez nommé des caps!
Hommes qui avez négocié pour la première fois avec des noirs !
Qui les premiers avez vendu les esclaves des terres nouvelles !
Qui avez donné le premier spasme européen aux négresses stupéfaites !
Qui avez rapporté l'or, le verre, les bois odorants, les flèches,
Des côtes explosées de verdure !
Hommes qui avez saccagé de tranquilles villages africains,
Qui avez fait fuir ces races au bruit des canons,
Qui avez tué, volé, torturé, gagné
Les prix de Nouveauté offerts à ceux qui, tête baissée,
Se jettent sur le mystère des mers nouvelles ! Eh-eh-eh-eh-eh!
Vous tous en un seul, vous tous en vous tous comme en un,
Vous tous mélangés, entrecroisés,
Vous tous sanglants, violents, haïs, redoutés, sacrés,
Je vous salue, je vous salue, je vous salue !
Eh-eh-eh-eh ! Eh-eh-eh-eh ! Eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh !
Eh-lahô-lahô-laHO-lahà-à-à-à !

Fernando Pessoa,
Je veux partir avec vous, partir avec vous,
Avec vous tous à la fois
Partout où vous êtes allés !
[...]
Ode maritime, poème d'Álvaro de Campos, Éditions Unes, 2016, pp. 20-21. Traduit du portugais et accompagné par Thomas Pesle.