Chacun de ces termes est analysé, discuté, confronté aux autres. Dans la quatrième section de l'article, il est écrit que "l'allemand représente l’instant non comme un point immobile sur une ligne (in-stans), mais comme un mouvement organique, le clin d’œil. L’Augen-blick allemand évoque à la fois la vitesse du regard et la lumière que celui-ci retient (cf. le poème de Schiller, Die Gunst des Augenblicks [La Faveur de l’instant])."
Je ne connais pas ce poème, mais c'est un jeu d'enfant bien sûr de le retrouver sur la Toile. Voici les cinq premiers quatrains :
Und so finden wir uns wieder
In dem heitern bunten Reihn,
Und es soll der Kranz der Lieder
Frisch und grün geflochten sein.
Aber wem der Götter bringen
Wir des Liedes ersten Zoll?
Ihn vor allen laßt uns singen,
Der die Freude schaffen soll.
Denn was frommt es, daß mit Leben
Ceres den Altar geschmückt?
Daß den Purpursaft der Reben
Bacchus in die Schale drückt?
Zückt vom Himmel nicht der Funken,
Der den Herd in Flammen setzt,
Ist der Geist nicht feuertrunken,
Und das Herz bleibt unergetzt.
Aus den Wolken muß es fallen,
Aus der Götter Schoß das Glück,
Und der mächtigste von allen
Herrschern ist der Augenblick.
Et la traduction en français (Pierre Mathé):
Ainsi donc nous nous retrouvons
Dans notre cercle joyeux et bigarré
Pour tresser une fraîche et verte
Couronne de chansons.
Mais à quel dieu paierons-nous
Le premier droit sur nos chansons ?
Avant tous les autre chantons
Celui qui doit nous apporter la joie.
Car à quoi sert-il que Cérès
Orne l'autel de ses fruits,
Que Bacchus verse dans la coupe
Le pourpre jus du raisin ?
Si l'étincelle qui embrase le foyer,
Ne jaillit pas du ciel,
L'esprit ne connait pas l'ardente ivresse
Et le cœur demeure affligé.
C'est des nuages, du giron des dieux,
Que doit tomber le bonheur,
Et le plus puissant de tous les souverains
Est celui de l'instant.
Un cercle joyeux et bigarré, des chansons, Cérès et Bacchus ? Mais c'est une fête semblable à celle des Tasons qui est ici évoquée... Ne sont-ils pas au fond de grands romantiques ? Car enfin je lis dans un livre de 1955, Le Romantisme dans la musique européenne, par Jean Chantavoine (quel nom délicieux) et Jean Gaudifroy-Demombynes (je n'invente rien), qu'à l'époque romantique commencèrent à foisonner des Sociétés d'amateurs : "Dans certaines maisons bourgeoises, où peuvent se grouper assez d'invités pour former un petit orchestre, et où l'hôte peut tout au moins, à défaut d'un cachet, leur offrir à souper. C'est le cas du salon de Goethe. Au début, il s'agissait simplement d'épicer le repas au moyen de "chansons de table". Puis le cercle musical se développa : après un chœur à quatre voix, Goethe eut des instrumentistes professionnels. Il y fait souvent allusion dans ses Annales de 1807 et de 1809. Une répétition avait lieu le jeudi, et une exécution le dimanche "devant une société choisie". En 1810, lors du suprême développement de ce petit cercle, on chanta une Cantate de Zelter, Die Gunst des Augenblicks [La Faveur de l’instant]."
Je n'ai pas trouvé trace sur le net de cette fameuse Cantate. A défaut, voici une version électro du poème de Schiller, par le groupe Schwarzblut, un groupe néerlandais qui, si j'en crois Wikipédia, est inspiré par Goethe et chante exclusivement en allemand.
Est-il maintenant possible, réaliste, vraisemblable de penser que derrière ce mot Augenblick, émergé au sortir d'une nuit presque blanche, s'élève un tel massif historique et culturel ? Comment accepter cette énormité, cette incongruité au regard du bon sens rationnel ?
(A suivre)