La lecture de Pourquoi des philosophes de Jean-François Revel, achevée à l’instant, m’a passionné. Je vais enchaîner tout de suite avec La Cabale des dévots. En outre reconnaissant à Kamel Daoud, ce soir, de rappeler ce que représente l’Arabie saoudite en réalité : le foyer, doré sur tranche, du terrorisme islamiste, avec les maîtres duquel la Suisse fait bon commerce, tandis que la France leur lèche les babouches.
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Plus j’y pense, en lisant et en commentant La Divine Comédie, plus je suis les deux compères le long des corniches ascendantes du Purgatoire, et plus me révulse l’approche et l’idée seule du Paradis, cristallisant une représentation de l’au-delà me paraissant de moins en moins désirable. Comme je n’y ai jamais mis les pieds (et Dieu m’en garde !), je suis curieux d’en découvrir les chants, me demandant quels détails vont encore me toucher et si le génie de Dante va me faire avaler « tout ça ». Autant les damnés stimulent son imagination, autant celle-ci me semble fléchir, sur les flancs du Purgatoire, sous l’effet de l’édification morale, quoique la musique de sa langue sauve à tout coup la mise.
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C’est avec beaucoup d’attention admirative que j’ai lu, d’une traite, le nouveau roman de Pascale Kramer, Autopsie d’un père, où la romancière me semble atteindre une parfaite maîtrise à tous égards, à la fois du point de vue de l’observation d’un petit groupe d’individus de la classe moyenne, qu’elle perçoit avec une acuité comparable à celle de Philippe Djian, et aussi par son écriture épurée, elliptique et suggestive, captant les moindres signes de ce qu’on pourrait dire la langue-geste ou l’infra-langage. Curieusement, ce roman parle de la réalité contemporaine (les banlieues, le racisme, la tentation de l’extrême-droite) de façon pour ainsi dire latérale, ou déviée, presque par défaut ou par évitement, et pourtant tout y est.
Une jeune femme au prénom d’Ania, n’a jamais été vraiment reconnue par son père, brillant journaliste qui, après la mort de sa femme, n’a jamais cessé d’humilier sa fille comme si elle n’était jamais à la hauteur, alors que lui-même menait une vie d’homme à femmes de son côté. À l’adolescence, Ania demande d’être placée en internat, après quoi elle ne cesse de s’éloigner de son père, qui ne fera mine de s’intéresser à elle que par son petit-fils, né du mariage d’Ania et d’un Serbe mal dégrossi. Or tout se précipite après la dernière visite d’Ania à son père, suite à quatre ans d’absence, au lendemain de laquelle ledit père se suicide en avalant des morceaux de verre – et c’est alors que le roman démarre, constituant le portrait d’un idéologue de droite à la Soral qui s’est attiré la vindicte vertueuse de la station de radio qu’il dirige après avoir pris le parti de deux jeunes imbéciles coupables du meurtre d’un immigré. Tableau d’époque s’il en est…
Ce mercredi 25 novembre. – Un nid de guêpes, établi dans notre soupente, et dont les individus plus ou moins engourdis par le début d’hiver volètent dangereusement autour de nous, sortis des plinthes et se traînant un peu partout, a ranimé une de mes vieilles phobies après que, vers l’âge de trois ou quatre ans, j’ai été piqué au fond de la gorge après avoir avalé un verre de sirop. Hier soir, une nouvelle piqûre à la main m’a fait sursauter de rage au point que j’ai alerté, aujourd’hui, une firme exterminatrice dont l’agent se pointera demain à La Désirade. Gare à vous méchantes !
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Je constate ces jours, avec mes lectures de Jean-François Revel et d’Alain Finkielkraut, dans La seule exactitude, que je reprends goût à la réflexion dialectique telle que je l’ai vécue depuis ma seizième année environ, avec Camus et les personnalistes, Morvan Lebesque et Martin du Gard, Berdiaev et Chestov, entre autres autres écrivains ou philosophes que je pourrais dire des « artistes de la pensée », jusqu’à Peter Sloterdijk.
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Le dernier roman de Pascale Kramer me semble une œuvre significative de l’époque, pas loin des récits d’une Alice Munro ou d’un William Trevor. Le sujet principal, me semble-t-il, en est la difficulté des gens d’être entendus et de se faire entendre dans un monde où tous parlent à tort et à travers sans s’écouter ; et plus précisément : la difficulté, pour ceux qui n’ont pas acquis le langage codé des dominants sociaux ou intellectuels, tenus pour inférieurs, d’être considérés et reconnus.
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En lisant La Cabale des dévots de Jean-François Revel, je trouve la confirmation de ma défiance de toujours envers les pontes dogmatiques de toute espèce, et plus encore de la chose elle-même : la suffisance dogmatique ou académique. Son tableau, très polémique, est particulièrement réjouissant quand il s’en prend aux spécialistes de tel ou tel auteur ou de telle ou telle époque. Nietzsche ou Racine, c’est untel, le XVIIIe c’est unetelle à laquelle on ne saurait disputer la préséance sur Diderot, etc. Cela qui me rappelle la remarque de Léon Scwartzenberg, spécialiste médiatique en matière d’oncologie, qui téléphone le lendemain de l’apparition d’un jeune confrère parlant de son premier livre sur le plateau d’Apostrophes : « Le cancer à la télévision, mon cher, c’est moi ! » .
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En traversant ces jours notre chère ville de Lausanne, et notamment en descendant la rue de la Borde, entre la Pontaise et le Pont Bessières, j’ai été frappé, une fois de plus, par la hideur chaotique de son développement architectural, illustrant une absence totale de classe ou de cohérence dans la vista du quartier, avec le pire goût qui soit : dans le bric-à-brac de béton de l’ancien quartier pourri des artisans et des bouchons mal famés du Rôtillon, plus laid aujourd’hui qu’il ne l’était au temps des murs lépreux et des vieilles catins tapinant devant le Mouton avec leur sac de patates. Or je ne réagis pas en nostalgique d’un bon vieux temps quelconque, mais plutôt comme Ramuz a vitupéré le désastre de la place Saint-François, au début du XXe siècle où ont été construits les affreux bâtiments de la Poste et de la Banque, comme il l’évoque dans Une ville qui a mal tourné.
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Il y a en moi la sensibilité farouche d’une espèce d’artiste brut à la manière suisse, qui se reconnaît dans les écrits de Robert Walser et les visions d’un Louis Soutter, d’un Adolf Wölfli ou d’une Aloïse, aux marges de la ville et des beaux usages, loin de tout salon à la française, ou alors chez Florence Gould quand elle recevait ces deux seigneurs à dégaines de clodos lettrés que figuraient Paul Léautaud et Charles-Albert Cingria.
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Le préambule étymologique de L’inquiétante étrangeté, où Freud évoque toutes les acceptions, applications et variations du mot heimlich, sans oublier le dialecte suisse allemand, pour aboutir à la conclusion que le heimlich et le unheimlich sont à peu près (parfois mais pas toujours) les deux faces de la même pièce, me captive par sa façon d’aller « au fond du mot » en quête de réel – le langage exprimant le réel sans en épuiser toute la substance, et la poésie étant alors la dernière expression de ce réel tiré du fond des mots.
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Ce qui m’intéresse, dans la montée du Purgatoire, ce sont les détails. Or Dante, s’agissant de l’envie, en est assez chiche. Sur la deuxième corniche, le seul exemple d’envieux (ou plutôt d’envieuse) est la Siennoise qui s’est réjouie de la défaite des siens contre les Florentins, sous l’effet d’une Schadenfreede découlant de sa sourde envie.
Sans rapport avec celle-ci, je me rappelle soudain le roman du Russe Iouri Olécha, intitulé L’Envie précisément, qui visait la fascination des intellectuels, gens de lettres ou d’esprit, envers les hommes d’action ou de pouvoir, et leur façon de saliver devant la Brute, telle que je l’ai observée de près au moment de la guerre en ex-Yougoslavie. Autre exemple : l’aristocrate fribourgeois Gonzague de Reynold, grand lettré à la poitrine creuse, célébrant les rutilants soldats allemands de la Wehrmacht…
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En cas de morosité ou de contention intérieure, deux viatiques ; la lecture des Plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, prodigieux de pénétration au cœur des œuvres et d’énergie communicative, ce matin avec Rabelais ; et celle de l’Encylopédie fantaisiste du tout et du rien de Charles Dantzig, par exemple avec sa Liste des nuages.
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En mettant de l’ordre dans mes affaires, je retrouve un tapuscrit complet, et pratiquement achevé, de La Fée Valse, avec une préface que j’avais complètement oubliée au moment d’en composer ces jours une nouvelle sous le titre d’Entrée de jeu, qui donne ceci : « Ce ne serait pas un recueil de fantasmes éculés mais une féerie.
Eros y jouerait volontiers, au sens le plus large et comme dans un rêve où la chair est tellement plus réelle - comme dans un poème dont le verbe exulterait. En outre, s'agissant bel et bien de ce qu'on appelle La Chose, il y aurait le rire qu'elle appelle et par la surprise jouissive de son irruption, et par son incongruité.
Quelle chose en effet plus étonnante et plus saugrenue pour le tout jeune garçon que de bander pour la première fois ! Donc ce rire serait joyeusement interloqué, pouffant comme chez la toute jeune fille au premier poil, touffu comme une motte ou un buisson, jailli comme un lézard de son muret ou comme un nichon de son balconnet, clair comme le mot clair.
Car ce serait avant tout une affaire de mots que ce livre de baise au sens très large, je dirais: rabelaisien, mais sans rien de la gauloiserie égrillarde trop souvent liée à ce qualificatif. Rabelais est trop immensément vivant et aimant en son verbe pour être réduit à ce queutard soulevant rioules et ricanements dans les cafés et les dortoirs. Rabelais est le premier saint poète de la langue française, qui ne bandera plus d'aussi pure façon jusqu'à Céline, le terrible Ferdine. Et Sade là-dedans ? Non: il y a trop de Dieu catholique chez Sade, trop méchant de surcroît à mon goût.
J'ai bien écrit: à mon goût, et j'entends qu'on souffre ici que je me tienne à mon goût, bon ou mauvais, lequel se retrouve au reste dans toute la Nature, qui jouit et se rit de tout.
Serait-ce alors un livre seulement hédoniste que La Fée Valse ? Certes pas, et moins encore au sens actuel d'un banal bonheur balnéaire. Je voudrais ainsi ce livre joyeux et grave, allègre et pensif, tendre et mélancolique, sérieux et ludique au sens du jeu le plus varié - et quoi de plus sérieux et grave que le jeu de l'enfant ?
L'érotisme de l'enfance est plein de mystère échappant aux sales pattes de l'adulte. La pureté de l'enfant échappe encore à toute mauvaise conscience, dans le vert paradis de la chair innocente que retrouve la mère-grand des contes quand elle se branle.
La Fée Valse découlerait de la même recherche d'une pureté sans âge dégagée des miasmes de la morale, sans obsession ni provocation criseuse, lâchée dans ses cabrioles matinales et vivant ensuite au gré des journées, de la jeune baise aux vieux baisers, sans cesser de rire ni de sourire à la bonne vie.