Dick Grayson vs Le Regard Féminin

Publié le 17 mars 2016 par Bloody Cy' @bloodycy

J’ai passé la majorité de mon après-midi à retranscrire en français un article de Meg Downey : « En défense de l’objectification, de la sexualité et du sous-texte de Dick Grayson ». Il a été publié sur le site Women Write About Comics en décembre dernier, mais je suis tombée dessus cette semaine grâce à Gail Simone. Merci d’aller voir l’article original à la place ou en plus du mien, il faut manifester de l’intérêt pour ces pépites si on en veut plus. Je me suis contenté de résumer/paraphraser à travers ma traduction (ou l’inverse, je sais plus), en ajoutant quelques unes de mes réactions et une parenthèse sur les fingerstripes. Pour l’article en particulier, j’ai bien évidemment édité mes tweets et rajouté un passage qui avec le recul me semblait important. Bref, c’est long mais je n’ai pas tout mis, ce n’est pas une traduction.

Dick Grayson fait partie des personnages qui m’intéressaient et que je ne voyais pas assez dans ce que je côtoyais de l’univers DC/Batman. Je regardais Teen Titans et Young Justice. On avait les films de Nolan, mais pas de Nightwing. Batman et Robin euuuuh voilà. C’est pourquoi je suis allée à la source et ai commencé à lire des comics. Pour Nightwing, pour Batgirl, et une fois que j’avais vu Under the Red Hood, pour Jason.
Avant Jason, j’avais un crush monumental sur Dick. Je ne crois pas qu’il soit totalement parti, même s’il a muté.
C’est probablement le premier personnage de fiction que j’ai considéré comme bisexuel sans que ce soit officiellement officiel.
Non sans lien, c’est un des premiers personnages sur lesquels j’ai voulu lire du slash (Dick/Roy, si vous voulez savoir – je connaissais même pas encore Roy à l’époque).
Dick Grayson est donc une figure importante de mon paysage intérieur de fangirl.

En défense de l’objectification, de la sexualité et du sous-texte de Dick Grayson

Dick Grayson a été créé en 1940 pour rendre Batman plus sympathique et permettre un dialogue pour faire progresser l’histoire au lieu des sempiternels monologues intérieurs. Ils ont voulu en profiter pour attirer de jeunes lecteurs en créant un personnage plus jeune. Ce fut plutôt efficace.Tout va tranquillement jusqu’à la parution de « La Séduction de l’Innocent« , de Fredric Wertham, pyschiatre de son état. Pour résumer très très brièvement, ce monsieur a fait un lien entre la consommation de médias violents et déviants et les comportements violents et déviants, sans oublier de pointer du doigt ce qu’il considérait comme du sous-entendu homoérotique entre Batman et Robin, et l’influence néfaste que ça pouvait avoir (pour information, son truc était bourré de fausses preuves et d’échantillons de personnes truqués). La réaction des gens a été une sorte de panique sociétale (contexte historique : guerre froide et paranoïa).  La sexualité de Dick et sa relation avec Bruce sont donc questionnées à partir de là et le personnage a donc évolué sous le prisme du « no homo » depuis 1954.

Les comics ont tenté de contrer la vague d’interprétation homoérotique ironiquement provoquée par Wertham (don’t think about elephants) avec la première Batgirl, Betty Kane (nièce de Kathy, la première Batwoman). Dès son arrivée, elle ne cachait pas son affection pour Dick, qui ne demandait rien à personne. La relation apparaissait subie par Robin et le personnage de Betty n’a d’ailleurs pas duré.

Dans les 70’s ils l’ont fait grandir/vieillir quasi en temps réel pour l’amener en fin d’adolescence. Ceci toujours dans le but de rendre moins « suspect » le fait qu’il vive seul avec Bruce, en gros.
Parallèlement, après la série de 66, la Batgirl que l’on connaît (dc Barbara Gordon, donc OTP) est arrivée dans les comics. On voit les débuts de la collaboration entre Barbara et Dick en 1975, mais lors de leur premier baiser (de son initiative à elle, mais forcé sur lui), elle avait au moins 25 ans alors qu’il était toujours ado, techniquement. Et ça n’a pas trop plu. Les auteurs se sont fait incendier. Ils ont nié avoir plus de plans pour le couple en justifiant le baiser par la volonté de Barbara de donner une leçon à Dick, qui lui parlait comme à une enfant. Ce qui somme toute n’est pas une explication dégueulasse, mais donne le statut de punition à ce baiser pour lequel qu’il n’a pas exprimé de désir. Encore une fois, il a subi.

Puis avec les 80’s arrive vraiment la question du regard des femmes sur lui. Le contexte : les comics Batman sont dans une mauvaise passe, les X-Men deviennent populaires.
C’est le début des New Teen Titans (les précédents étaient apparemment sans grand intérêt) avec des persos autorisés à être moralement un peu plus gris. Dans le lineup de ces New Titans : Koriand’r (aka Starfire). Entre son costume, son corps et sa personnalité très avenante et j’en passe, elle a clairement été créée avec le regard des hommes en tête (Kori est un sujet de discussion à elle toute seule et y’a de quoi faire). Kori apprend une langue en roulant une pelle à la personne qui la parle. En conséquence, quelques minutes après avoir rencontré Dick, elle l’a embrassé. Là encore, Dick n’a pas le choix. Le baiser dure un long moment et il est plutôt physique (cf l’article pour voir les images). C’est pas juste un contact buccal. Dick est donc représenté à chaque fois comme une victime de l’attention féminine, pas juste sa cible. Un peu comme si, en dépit du fait qu’une bonne partie de la fanbase du personnage soit composée de femmes, c’était écrit par des hommes qui se fichaient de représenter la sexualité initiée par les femmes sous un jour positif (OH, wait).
Malgré ce départ douteux, Dick et Kori ont par la suite développé une vraie relation amoureuse et ont pu être montrés ensemble dans un lit et dans d’autres situations diverses dénudées et suggestives. La conclusion en a été que maintenant qu’ils avaient le droit d’en insérer dans les comics, le sexe vendait (surprise).

En 1984, Dick devient un jeune adulte et Nightwing. C’est là qu’on passe à l’image de sex-symbol qu’il a généralement.
L’industrie des comics se souciait toujours aussi peu des lectrices, mais ils ont développé l’hypermasculinité de Dick. C’était en revanche un concept en mutation à l’époque, donc ça s’est pas manifesté avec des attributs basiques comme la force surhumaine de Superman. C’était aussi la montée d’une vision plus sombre et violente des comics (The Dark Knight Returns, Watchmen). C’est l’époque où le concept de masculinité toxique commence à vraiment se manifester dans les comics et où la masculinité, l’hyperviolence et l’hypersexualité se rejoignent, pendant que Batman et Dick évoluent de manière significative. Dick, maintenant indépendant, doit prouver son statut d’Homme et ça teinte toutes ses actions. Il est jeune, beau, les jeunes femmes se pâment autour de lui et il acquiert une dominance physique qu’il n’avait pas en tant que Robin. Il est complètement idéalisé, et ce à l’attention des mecs. C’est plutôt ambivalent d’y mettre autant d’énergie pour un perso dont la sexualité est continuellement remise en question. Au fur et à mesure, la vie amoureuse de Dick a pris de plus en plus de place, et a renforcé cette image idéalisée de l’Homme qu’il avait. Ce qui se traduisait par des dessins qui le rendaient attirants pour les lectrices aussi, alors que c’était pas pour elles, encore une fois, mais pour représenter le pouvoir et l’ascendant que Dick avait.
Parallèlement à ça, dès qu’il devient l’objet de l’attention ou du désir de quelqu’un sans l’avoir voulu/contrôlé, il exprime son malaise (cf article pour les images). Le modèle de la femme puérile, inappropriée ou antagoniste qui commente le corps de Dick ou agit sans son consentement a duré jusque dans les années 2000. L' »objectification » de Dick est chaque fois montrée du doigt dans les comics. Ironie.
Par ailleurs, le contexte pour les persos féminins de cette époque : Babs s’est fait agresser sexuellement puis paralyser après un « Yeah okay, cripple the bitch » du chef de projet d’édition, et les autres storylines de la fin des 80s ont fait émerger le concept de « femmes mises au frigo ». Donc, grosse ambiance, quoi.
Pour les profanes, les « femmes mises au frigo » sont les persos féminins qui sont blessées, tuées, agressées, rabaissées (pertes de pouvoirs aussi, donc) etc, dans le seul but de développer le perso masculin qui leur est le plus proche, donc le plus souvent leur mec ou futur-mec probable. Ce qui reste un trope ultra répandu et détestable et paresseux en termes d’écriture. L’expression vient d’un numéro de Green Lantern où Kyle Rayner rentre chez lui pour trouver sa compagne tuée et LITTÉRALEMENT dans le frigo. Le principe n’était évidemment pas nouveau, mais l’assouplissement des règles encadrant les comics ont rendu ses occurrences de plus en plus violentes, perturbantes et dégueulasses. Donc grosso modo aucun respect pour l’avis des femmes, leur regard, la représentation de leur sexualité ou quoi que ce soit. Ce qui met en valeur l’importance du fait que le regard féminin sur Dick soit constamment jugé négativement, voire diabolisé.
Pourtant, en toute logique de la vraie vie, plus Dick était sexualisé et idéalisé, plus il attirait l’attention des fans fém et/ou GBT. Résultat (comme Dean, comme Derek) on a insisté sur ses relations hétéronormées. On a continué à voir Dick rétorquer quand il était l’objet d’une attention sexuelle non désirée,  faire preuve d’hypocrisie émotionnelle dans des relations où il avait le contrôle. Il a manipulé par le sexe et été manipulé par le sexe. Il y a eu une volonté éditoriale de « draguer » le lectorat féminin et GBT, traduite par des poses très sexualisées, style pin-up, (#queerbaiting) & aussi par des relations qui s’avéraient vides de sens, voire carrément fausses, avec des persos qui ne servaient qu’à ça. Cet effacement de l’intérêt même de son personnage s’est traduit encore plus concrètement en dehors des comics, avec moins de merchandising, et un peu plus tard son absence notable dans la trilogie de Nolan, où un perso est carrément nommé Robin, mais n’est donc PAS Dick Grayson (on parlera même pas de Batman et Robin). En conclusion de cette partie de la « vie » de Dick, on peut résumer son évolution auprès de ses deux publics principaux par ce mantra : « N’oubliez pas que ce n’est pas pour vous« 

Parenthèse de ma part qui fait complètement écho à ce mépris des publics féminins et GBT : les fameuses fingerstripes.
A l’époque où son costume n’avait pas de rouge, le bleu qui formait le symbole de Nightwing descendait le long des bras jusqu’aux doigts, qui étaient aussi recouvert par le costume. L’annulaire et le majeur étaient bleus. Des rayures de doigts, donc, en français (c’est laid « rayures de doigts »).
Je vous défie de ne pas trouver ça suggestif chez un personnage qui est (représenté comme) ouvert sur sa sexualité et populaire auprès des femmes. Comme j’ai pu comprendre assez rapidement lors des quêtes Internet qui ont précédé ma lecture régulière de comics, ces fingerstripes ont été (et sont) très fétichisées.
Parenthèse dans la parenthèse, Tim (Red Robin) a aussi eu droit à ses fingerstripes à un moment, sur un costume très spécifique puisqu’imaginaire (mot-clé Unternet, si vous voulez le chercher). Il combinait son costume du moment (le 1er costume de Red Robin, qui évoquait lui-même ceux de Robin et de Midnighter avec qui il est plus ou moins confondu quelques fois pré-New 52) avec celui de Nightwing, un peu le modèle de Tim, qui cherchait à cette époque son indépendance. Bon j’imagine que ce costume imaginé par Tim a aussi donné de l’eau au moulin du ship Tim/Dick.
Tout ça pour dire que les doigts de Dick ont leur propre fandom, et que c’est pas composé de mecs hétéro.
Sont arrivés les New 52 avec leurs nvx costumes. Et là. Le drame.
Nightwing était non seulement en noir et rouge, mais en plus : les fingerstripes avaient disparu.
Il y a donc eu une vague de protestation pour le retour des fingerstripes. Pendant un moment. C’était à un tel point qu’elles sont revenues ds le n°19.
Parenthèse close.

GRAYSON (que je mets en majuscule pour distinguer la série du perso) fait partie de la vague de sorties DCYou, dont le but affiché et promu est d’être plus inclusive et de montrer plus de diversité. Dick est désormais un super-agent secret, une sorte de James Bond du DCverse encore plus évident que précédemment (une analogie que je n’ai pas citée avant mais qui a été faite par rapport à l’hypermasculinisation). Ce changement survient après que Dick est démasqué, puis tué (comme vs l’aurez compris, en fait il est pas mort). C’est donc clairement une rupture dans son histoire personnelle, mais pas seulement. DCYou cherche notamment à dissiper cette anxiété provoquée au sein des publics autres que les mecs cis blancs. ça se traduit notamment par la considération du regard féminin. Il y a par exemple une scène où des lycéennes de l’internat d’espionnes où il vit le matent carrément. Au lieu de réagir négativement, comme c’est le cas historiquement, il sort, participe à leur jeu et sourit à leurs remarques. Au final, il garde le contrôle de la situation (cf l’article pour voir le passage en question). Et surtout, il n’y a aucune tentative de diminuer ces personnages parce qu’elles ont ouvertement apprécié le corps de Dick.
Autre avancée intéressante dans GRAYSON. On peut y voir (je me fais spoiler, en fait là, je réalise que je suis pas à jour du tout) que Dick compte parmi ses amis proches Midnighter aka, le seul perso masculin officiellement gay dans le DCverse. (note: je parlais de lui dans ma parenthèse à propos de Tim… Intéressant). Et je parle d’amitié, mais ça inclut apparemment blagues plus ou moins de cul et flirt, sans que Dick ne réaffirme une éventuelle hétérosexualité.

‘Your nifty Hypnos tech trick may make it so I don’t see Spyral’s agents’ faces… But I’d know that ass anywhere.’ (Midnighter à propos de Dick, Grayson #6)

Tout cela (on le voit à moitié à poil aussi)(bref, queer OVERtext) a évidemment eu son lot de réponses à la « Mais c’est horrible, il mérite mieux que ça » (Newsflash, assholes, Starfire méritait mieux que ce dont vous avez profité. Dick n’a pas perdu sa personnalité et son histoire en route).
Bref, ça a déclenché des réactions comme quoi l’objectification des persos masculins est aussi déplorable que celle des persos féminins.
SAUF QUE La création de persos sexy n’est pas en soi un problème. Le problème de l’objectification des persos féminins, c’est que l’industrie des comics a laissé créer des persos qui se LIMITAIENT à leur sexiness, et ce pendant. Des. Dizaines. D’années. L’objectification des femmes est un problème parce qu’ancrée dans le système. Ce n’est pas le cas pour les hommes. Les persos masculins ne subissent donc pas d’objectification au même titre que les persos féminins. Dans notre contexte actuel, ils peuvent être sexy, mais le fantasme de leur pouvoir ne doit pas être touché. Le seul regard qui compte, c’est celui de l’homme.
GRAYSON ne répond pas à cette règle systémique. Dick représente une nouvelle idéalisation du perso masc qui met le regard de la femme au même niveau que, voire avant, celui de l’homme. Il se préoccupe des deux. GRAYSON s’adresse ouvertement à tous les publics attirés par les hommes et se libère donc du fameux syndrome « No homo » qui le poursuivait depuis le début (je reprécise que c’est en plus de s’adresser aux lecteurs masculins ouverts d’esprit, puisque c’est un titre d’action et d’espionnage avant d’être un festival de blagues à la con de Dick et sur Dick). C’est donc ça qui rend GRAYSON si important ds le paysage comics-esque, même si ça ne rend pas la série parfaite. Et même si DCYou ne règle pas tous les problèmes. Et quoi qu’il en soit, ce progrès ne dénature pas, et ne dessert pas le personnage.

La relation de Dick avec l’objectification et la sexualité est donc un mix de panique et anxiété morale, homophobie, et misogynie au sein d’un média totalement empreint de culture patriarcale. ça ne veut pas dire que le personnage est ainsi mais on ne peut pas le dissocier de ce contexte. DCYou permet une exploration du personnage de Dick Grayson saine et libre des peurs qui imposaient leurs limites et leurs filtres. Si malgré tout ce bordel Dick Grayson reste populaire auprès des femmes et GBT, c’est pas un hasard, c’est pcq il est génial (note: oui). Il a traversé des tas de choses, des tas de conneries éditoriales, et il en ressort plus fort. Il tient le coup grâce à son histoire et pas en dépit d’elle. Et là je traduis plus précisément parce que c’est beau : « Il a été créé pour être la lumière de Batman, pour être celui qui ne se laisse pas avaler par la noirceur de Gotham. Il a subsisté au sein d’une culture qui ne demandait qu’à l’effacer et l’oublier, ou le transformer complètement. Pourtant il tient le coup, parce que, qu’on le réalise ou pas, il y aura toujours quelqu’un qui a besoin de lire des histoires sur un personnage qui soit réellement indestructible. »

« Le problème n’est pas de savoir si Dick est ‘pour nous’ maintenant que GRAYSON n’ignore pas notre regard.  Il a toujours été pour nous. (…) En dépit des erreurs, de la peur et de l’atroce négligence, il a toujours été pour nous. »

« Il est temps de commencer à l’admettre. »

En conclusion personnelle : DICK IS FREE AND IT’S BEAUTIFUL.