"L'homme qui a créé Auschwitz se clonera sans états d'âme", écrivait l'écrivain hongrois qui vient de disparaître...
L'écrivain juif hongrois Imre Kertesz, Prix Nobel de littérature 2002, note ceci dans le journal qu'il a tenu entre 1951 et 1995: « La mythologie moderne commence par une constatation éminemment négative: Dieu a créé le monde, l'homme a créé Auschwitz. »
En 1995, en visite à Jérusalem, près du mur des Lamentations, Kertesz éprouve soudain « le sentiment d'une grande fracture » et il ajoute: « Le souvenir presque palpable, vivant, d'une tragédie mythique — depuis longtemps galvaudée dans d'autres régions du monde — emplit l'air doré. Avec la mort du Christ, une terrible fracture est apparue dans l'édifice éthique qu'est — si l'on peut dire — le pilier de l'histoire spirituelle de l'homme. Qu'est cette fracture ? Les pères ont condamné l'enfant à mort. Cela, personne ne s'en est jamais remis. »
Imre Kertesz ne s'est jamais remis, non plus, d'avoir vu son enfance crucifiée entre Auschwitz et Buchenwald. « Je sais que la souffrance de mon savoir ne me quittera jamais », écrit-il en constatant aujourd'hui que « l'Afrique entière est un Auschwitz » avant de nous interpeller: « Avez-vous remarqué que dans ce siècle tout est devenu plus vrai plus véritablement soi-même ? Le soldat est devenu un tueur professionnel ; la politique, du banditisme ; le capital, une usine à détruire les hommes équipée de fours crématoires ; la loi, la règle d'un jeu de dupes ; l'antisémitisme, Auschwitz ; le sentiment national, le génocide. Notre époque est celle de la vérité, c'est indubitable. Et bien que par habitude on continue à mentir, tout le monde y voit clair ; si l'on s'écrie: Amour, alors tous savent que l'heure du crime a sonné, et si c'est: loi, c'est celle du vol, du pillage. »
Se fondant sur la négativité absolue et le caractère « impensable » de l'extermination nazie, le philosophe allemand Theodor Adorno affirmait qu' « écrire un poème après Auschwitz est barbare » et même que « toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, est un tas d'ordures ». En même temps, cependant, Adorno reconnaissait qu'il était essentiel de « penser et agir en sorte qu'Auschwitz ne se répète pas ». Or ce n'est pas le silence, fût-il le signe du plus haut respect, mais la parole de l'enfant crucifié, dans le bouleversant Etre sans destin d'Imre Kertesz, qui nous transmet cette souffrance d'un savoir, et le savoir de l'origine de cette souffrance qui continue tous les jours de crucifier les « enfants » de la planète.
« Les situations modernes riment toujours un peu avec Auschwitz », écrit encore Imre Kertesz, « Auschwitz ressort toujours un peu des situations modernes. » Et nous nous rappelons alors que c'est le Gouvernement hongrois légitime qui a livré l'enfant aux nazis, avant que son livre ne soit, une première fois, refusé par les fonctionnaires socialistes. Nous nous rappelons que c'est dans les camps soviétiques, ainsi que le raconte Vassili Grossman dans Vie et destin, que le sinistre Eichmann puisa d'utiles enseignements à son entreprise d'extermination. Nous nous rappelons que la technique d'Auschwitz fut appliquée, à l'état encore artisanal, à l'extermination des Arméniens par les Turcs et à celle de leur propre peuple par Staline et Pol Pot. A la question de savoir ce qui distingue le fascisme du communisme, Kertesz répond que « le communisme est une utopie, le fascisme une pratique — le parti et le pouvoir sont ce qui les réunit et font du communisme une pratique fasciste ». Mais au-delà de cette distinction « historique », la « pratique » continue de s'appliquer aujourd'hui sous nos yeux de multiples façons.
« L'esprit du temps, c'est la fin du monde », écrit encore Kertesz, et voici le dernier enfant crucifié: le clone créé de main d'homme. Comme on le multipliera, on l'exterminera sans états d'âme. Pourtant l'espoir luit dans la conscience désespérée: « Etre marqué est ma maladie, affirme enfin Imre Kertesz, mais c'est aussi l'aiguillon de ma vitalité. »
Imre Kertesz: Un autre. Chronique d'une métamorphose. Actes Sud, 1999.
Etre sans destin. Actes Sud, 1999.
Portrait photographique d'Imre Kertesz: Horst Tappe.