Chemin faisant (137)
Notre ami W. - C'est un peu en mémoire de sa dernière compagne M., antérieurement épouse du photographe d'art A., oncle de Lady L., que nous avons fait escale chez l'ami W. dont la ressemblance saisissante avec l'acteur John Malkovitch m'a frappé dès notre première rencontre à Amsterdam où il vivait alors avec M., décédée il y a deux ans de ça.
Or le manque de lumière de leur appartement d'Amsterdam a incité W., informaticien à la retraite et très porté sur le jardinage, à faire l'acquisition de cette maison en banlieue très classe moyenne, pourvue de grandes fenêtres et d'un jardin-patio ni trop chiche ni trop vaste, dont les racine de trois grands bouleaux en sa bordure compliquent un peu les vacations jardinières.
W. se trouve cependant heureux dans cet environnement conjuguant nature et confort, avec le bonus d'une bonne bibliothèque, d'une collection de disques éclectique (ABBA, Bach, les Bee Gees, Beethoven, Brel, etc.) et l'héritage des tableaux de M. qui fut liée à tout un milieu artiste de pointe des années 50-60. Une belle aquarelle de Pieter Defesche témoigne de ce passé de la meilleure bohème que notre bien regrettée K., mère de Lady L. fréquenta elle aussi en son âge de jeune fille en fleur...
Entre virtuel et plus-que-réel. - John Malkovitch a composé un baron de Charlus assez improbable dans le film de Raoul Ruiz tiré de la Recheche du temps perdu, mais notre ami W. n'a vraiment rien d'un vieil aristocrate aimant se faire fouetter par de jeunes cochers. En revanche il me rappelle assez le mémorable Tom Ripley campé par le même Malkovitch dans Ripley's game, l'une des adaptations passables des romans de Patricia Highsmith au cinéma.
Or l'idée, hier dimanche, de nous balader en compagnie du plus atypiquement discret des assassins, dans la foule un peu barbare du marché d'Enschede, nous a divertis et plus encore en partageant avec lui le Menu Zorba d'un restau grec, arrosé de vin liquoreux de Samos après l'ouzo de bienvenue; et le récit d'un voyage de l'ami W. en Pologne, avec sa compagne M., à bord de leur camping-car bleu, n'a laissé de nous faire imaginer quelque montage criminel intéressant autour d'un trafic de tableaux du genre qui a enrichi l'inquiétant Tom Ripley. Sur quoi nous sommes rentrés tranquillement dans la banlieue pavillonnaire d'Enschede où le meurtre le plus fréquent se commet à la télé...
L'insoutenable dureté de l'être selon Philippe Rahmy. - Patricia Highsmith me dit un jour, dans sa petite maison de pierre d'Aurigeno, à l'écart du monde, que ce qui l'intéressait était essentiellement la réalité. Puis elle me confia qu'elle avait renoncé à la télé, craignant par trop d'y voir couler le sang. Rien de paradoxal en cela: c'est souvent par compulsion que les écrivains donnent dans le réalisme le plus noir, comme cela s'est vérifié ce jour même sur l'autoroute d'Utrecht tandis que je nous faisais la lecture du dernier livre de Philippe Rahmy, son premier roman, intitulé Allegra et tissé de la réalité la plus tendue, jusqu'à l'insoutenable, mais avec une force et une beauté expressives proportionnées à la douleur qui s'y exprime.
Ceux qui ont lu les récits précédents de Philippe Rahmy l'ont évidemment constaté: que cet écrivain marqué dans sa chair par la maladie (qu'on appelle maladie des os de verre) est de ceux, comme une Flannery O'Connor, qui auront tiré, de leur fragilité même, une force sans pareille. Dès les premières pages d'Allegra, les phrases claquent et cinglent, et c'est de la musique, au fil de la première fiction narrative de l'auteur, sur laquelle je reviendrai tant et plus.
Mais quel bien ça fait, dans l'immédiat, de se replonger dans ce qu'on peut dire la grande littérature, fût-ce sur une autoroute batave où soudain vous dépasse un inénarrable poids lourd à plaques tchèques et raison sociale marquée KAFKA TRANSPORT...