Sabine Huynh, Kvar lo par Isabelle Lévesque

Publié le 07 avril 2016 par Angèle Paoli
[...] dans ta tête
des talismans rescapés
de l'enfance crevassée
écho de voix abîmées

S.H.

S ur ce qui n'est plus, fonder. Trouver les mots qui garderont ravage et destin brisé. Kvar lo : en hébreu, le titre du dernier livre de Sabine Huynh, traductrice de cette langue, poète de ce qu'elle rassemble pour libérer son identité singulière, légèreté d'oiseau colibri, élaborée au fil des livres en une mue douloureuse et féconde. Sabine Huynh précise en fin de livre que ce titre pourrait se traduire par déjà plus.

Le recul, l'avancée, le trouble des frontières traversées, et tout ce qui tombe dans le fleuve d'oubli. L'épigraphe de Paul Celan commence par " Ce n'est plus " et semble attendre le nom à venir. L'identité et la langue sont en question. Et la deuxième épigraphe, celle de Kafka (" Nous creusons la fosse de Babel ") prolonge cette question vers celle de la diversité des langues. Ainsi sont réunis deux auteurs de langue maternelle allemande.

Paul Celan qui n'a jamais voulu quitter sa langue maternelle, celle des bourreaux nazis, pour écrire créa à partir d'elle une sorte de " contre-langue " à la syntaxe éclatée, au vocabulaire comportant des néologismes venus parfois de l'hébreu. Il avait acquis la nationalité française, celle du pays où il avait choisi de vivre et dont il parlait couramment la langue. Celan pouvait écrire en français ou en hébreu, mais il a mené son combat contre et dans sa langue maternelle.

L'auteur de Kvar lo, pour initier ce long poème, utilise donc un mot hébreu, inconnu de beaucoup de ses lecteurs français, qui peut se doter des sens que le livre lui offrira : gage de poème, offrande sémantique fondée sur ce qui a disparu, paradoxe venu occuper le territoire incertain d'une langue perdue.

Particulièrement frappante en ce début de livre, la multiplicité des prépositions " sur ", " en " : quête d'assise, ce sur quoi fonder la langue alors que sont martelées les négations totales qui entérinent un processus de perte. Voilà le poète, sur le seuil d'une langue à inventer :

" pour tenir droite

illusion en équilibre

sur ce rien

échangé

entre elle

et toi "

Apprendre, entreprendre un mouvement fécond qui, " voyage sans ancre ", écartera le temps du désastre pour un " verbe ", " à la source/des secousses ".

Deuxième personne prégnante, " toi / tu " en tête, adresse en dédoublement pour initier l'élan, le suivre sans hésiter - sans regarder derrière, sans regarder la mère, ou sur le bord l'engloutissement, " sur le point de / basculer ". L'espace, blanc, devient matière du vide, autour tout un monde disparaît. Rudes traversées, guerres, massacres :

" Toujours les guerres ont coupé

des parents des langues "

Ce blanc entre les deux groupes nominaux semble établir une équivalence et le sens propre du nom " langue " double l'acte de mutilation de significations symboliques : langue coupée de sa source (d'émission) ou bien réfutée comme outil pour communiquer et joindre les êtres, au point d'incarner " cette séparation lancinante ". Jusqu'au bégaiement signifiant, le vers peut se clore sur des syllabes répétées - entretuées :

" langue introuvable

tu(e)

te tais "

Au vertige d'une identité niée, le préfixe invite à se pencher sur la négation de nouveau qu'il faut accepter pour bâtir sur ce " kvar lo ". Pour cela, le terreau des sons répétés : " phonèmes " criés en pur " anathème ", la violence à naître est figurée dans la langue de secousses portées par le poème et procède d'une volonté de rassembler un trésor dispersé, pas encore des mots, des sons :

" Certains jours tout est tel

que tu n'es rien

ton cœur se jette

contre les larmes " 1

Ces sonorités, protections, bris du silence, bâtiront " des murs à l'odeur de mots ", une verticalité rassurante (?), que les encres de Caroline François-Rubino d'encre restituent, des " signaux de fumée ". Entre pierres érigées et lettres qui se dressent, noir , les traits larges tiennent. Pour chaque encre, un sème : le trait tiré, élevé sur la page, grandit, prend corps, avec le poème (stèles liant pierre et texte, parade contre le temps qu'il faut patiemment cerner de peu).

L'histoire personnelle et celle du pays, la guerre (personnelle et intérieure par extension), peuvent couper de la langue maternelle et donc de la mère. Sabine Huynh a évoqué dans Les Colibris à reculons 2 le Viêt Nam, sa naissance dans une ville qui avait changé de nom après sa naissance (Saïgon devenue Ho-Chi-Minh-Ville), et puis l'exil précipité.

On sait que le nouveau-né, dans ses vocalisations, prononce les phonèmes de la plupart des langues (babil de Babel), mais qu'à partir du sixième mois son babil retient principalement ceux de sa mère. La poète devenue mère peut observer cette construction linguistique chez sa fille. Mais justement, quelle langue maternelle pour cette enfant dont la mère a refusé sa propre langue " maternelle " et dont le combat ne peut cesser ?

Le corps est présent dans cette lutte, par la bouche muette encore ou par le cœur lancé " contre les lames " : toute force jetée dans la bataille d'inventer pour " toi l'orpheline ", se dit-elle, avec le " mot amour ". Lettres italiques pour ce dernier, seule fondation qui puisse tenir alors que les parenthèses portent (dénombrent) les fragilités nombreuses :

" (et l'air est vieux)

(parler est un geste

une caresse à embrasser) "

Nombreuses phases, à passer chaque étape (le " babil ") qui mènera vers la langue, la nostalgie pour creuser et retourner " jusqu'à la cassure ". Or la langue jamais ne se dénoue de " salive " et " langage inarticulé ", les sons que la voix livre " friables " devront surmonter " le secret / d'une telle désertion ". Entre " tu " et la langue, une confusion : " le temps t'a évidée ", une profusion propice à traduire l'effort pour naître à soi, au poème.

Traverser la mémoire, les manquements d'une mère (langue trouée), " une pensée culbutée gît ". Les chutes sont nombreuses, le terreau retourné révèle de macabres restes engloutis qui ne deviendront rien. Un tri s'impose pour le poète archéologue de sa mémoire et de sa vie. Mère souvent surgie pour accroître l'inanité, mer (mère) qu'il faut traverser comme un champ de bataille constellé de corps mort-nés. " Langue de lait ", dents dévorantes de celle qui a manqué d'aimer, le blanc régurgité par celle à qui manque, " tourne blanche / tourne folle ".

Une voie n'a pas été tracée depuis le passé, une voix s'est éteinte et demeure si peu qu'il faut pour se l'approprier retourner chaque son. Demeurer sans voix : impossible, le cri poussé sera l'augure de la langue enfin conquise, celle de saccade (haute lutte), envers de " vestes carrées ", " robes raides " taillées par la mère - à couturer les lèvres, pas un son ne sortait. Alors " couture " et " déchirure ", en vis-à-vis, ce " presque dire " 3 ou ce bord terrible et nécessaire où l'on ne s'établit pas.

On s'y penche, on tremble, on voudrait y proférer sur des " ruines " (mot seul sur un vers tenant tant bien que mal). La scansion, " ce qui reste ", anaphorique, murmurée dresse un rempart de trois mots, Kvar lo. L'interdiction initiale, maternelle et sans appel, " tes mots portent / malheur ", est bravée par le poème, réponse intangible, foi encore pour demeurer signe, langue de destin brisé que l'on réinvente par " un magnolia en fleurs / un accident de lumière ", un miracle :

" dedans le caché

déhanche la vie "

Toujours les phonèmes concaténés qui frétillent et signifient que bat encore un " foyer linguistique ". Syntaxe modifiée d'un verbe intransitif recevant un complément d'objet, à contre-courant de la grammaire, le sens trébuche pour se relever :

" ta langue fourche

et bégaye tes pas "

Le manque, constitutif de ce processus, comme fondement intangible, sème dans la langue l'hébreu " ga-agouïme ", écho dissonant de qui s'enfante, à coup de fourche (langue fourchue prenant les sons pour les mots), en soi - ventre nommément et ses " faces aphones ". L'hymne et l'amour pour que soit la langue, invoquée, suscitée. " [M]embre fantôme ", la répéter ancre enfin sa disparition. Place à la résurrection, au devenir ! Elle peut s'épanouir en " doigts aimants " car elle est acte. Le déterminant possessif de première personne impossible, " ma ", s'inscrit désormais " comme une cicatrice ". Entre les deux, l'union des italiques, l'espace penché de la traversée, " distance dure ".

" [D]e là ", écrit la narratrice poète, de cette valeur temporelle et spatiale de l'adverbe, elle tire cette langue entre " si peu " et " leur sillage s'élargit " car paradoxalement le manque enfante, l'" exilée " puise en elle et ses drames le dit du poème. " [S]oif ", puis " faim ", synthétisées en " - absolue nécessité " alors qu'enfin des poèmes en forme de stèles gardent en leur surface le grave projet de durer.

Le poète qui, après le Viêt Nam, a vécu dans plusieurs pays (France, Angleterre, Canada...) et maintenant Israël, garde le temple d'une Babel restituée. Le pluriel des " langues " 4 a dépassé le singulier menacé, le poème enfin révélé apporte cette preuve radicale, essentielle et légère d'une forme de syncrétisme sans foi, " les mots debout ", " [d]'aphone à polyphone ". Sur la page, les mots ne se tordent plus, ils " roulent / leur houle autour de ton cœur ", ce foyer de résurrection (de résistance). L'encre élève sa stèle dans une correspondance active entre le texte et le dessin non figuratif et parlant, la dernière encre ne conserve du mouvement que l'élévation, l'ascension langagière figurée comme un accomplissement fragile. Elle absorbe la douleur : s'en nourrit pour rejoindre la formulation. " [L]angue-fille / hybride " devenue " ta langue " :

" poésie haletante

bringuebalante

- puisque tu respires "

La langue du poème est donc un français dans lequel viennent des mots hébreux. Leur traduction est précisée en fin de livre mais ils peuvent se comprendre, ou au moins s'interpréter, dans le contexte et par leur musique. Parfois le terme hébreu est à l'origine du mot français et ces deux langues se rejoignent formant une langue double, " hybride " qui " fourche " :

" Il n'y a pas

de miracle, pas

de conclusion, pourquoi

ne pas t'unir à cette langue

to-hou-va-vo-hou, tohu-bohu

sans forme début ni fin

flot incessant en toi

qui te lave, te réveille "

C'est le " maëlstrom " 5 de la vie, des mots qui voyagent, des langues qui parfois se mélangent et s'accueillent. On pense à l'adage italien : " Traduttore, traditore ". Celle qui pense en plusieurs langues peut-elle rester en une seule, contrainte à se traduire elle-même, au risque de se trahir (" à défaut / tu te trahis ") ?

" Tu te traduis

en hébreu - tout en gvanime

nuances - le labeur

étoffe ta maigreur

dépareille tes panime

ou visages "

Ainsi le poète crée la langue du poème au vocabulaire mélangé, parfois disloqué, à la syntaxe personnelle qui connaît les brisures et les failles et que le silence habite, loin de la langue maternelle.

Mais quel est le nom de cette langue qui est celle de sa fille ? Elle semble passer de la fille à la mère, elles la partagent et elle les unit. Reste à inventer le nom de cette contre-langue maternelle :

" Ta fille est

la parole

originelle

doucement

tu en viens

en lui parlant "

Isabelle Lévesque
D.R. Texte Isabelle Lévesque
pourTerres de femmes
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1. C'est nous qui soulignons et utilisons des caractères gras.
2. Les Colibris à reculons, Éditions Voix d'encre, 2013.
3. Presque dire est le nom du site internet de Sabine Huynh : http://www.sabinehuynh.com/
4. Langues apprises : français, anglais, espagnol, italien, suédois, chinois, yiddish, hébreu (" langue de nomade "). Le vietnamien : " égaré mort ", " sa langue ", celle de la mère.
5. Mot aux quatre orthographes : maëlstrom, maelstrom, malstrom et maelstroëm (chez Victor Hugo). Mot voyageur venu des Pays-Bas par la Norvège.