Onychophagie.

Publié le 08 avril 2016 par Rolandbosquet

         Bravant l’averse et le coup de vent, je réponds à l’invitation de la bibliothécaire du village pour une rencontre informelle avec d’éventuels lecteurs. L’objectif est de provoquer des échanges si riches et si consensuels qu’elle se verrait obligée d’ouvrir une nouvelle page dans le registre des abonnés. Café noir, bouilloire d’eau chaude et viennoiseries pour créer une atmosphère conviviale. Ultimes contrôles dans les rayons pour vérifier que tout est en ordre. « J’ai même reçu de la bibliothèque centrale, explique-t-elle, un exemplaire de la Mystique Républicaine de Charles Péguy publiée par les Cahiers de l’Herne, comme vous me l’aviez demandé ! » Notre premier visiteur est un jeune garçon qui pousse si hardiment la porte qu’elle cogne contre le mur, bouscule une chaise au passage et se referme derechef sur sa mère qui le suit. Exclamations, excuses, soupirs d’impatience. « Ne ronge pas tes ongles ! » le tance-t-elle avec une petite tape sur la main. Le malheureux s’empresse d’enfouir ses poings dans ses poches avant de s’enfuir vers le bac des Bandes Dessinées. Il ne lui faudra pas longtemps pour oublier l’injonction assidûment ressassée par sa mère en une ritournelle entêtante. Car bien qu’il en accepte le bien fondé, il est bien incapable de résister à l’ordre contraire que lui envoie inconsciemment son cerveau. L’index incriminé se retrouvera rapidement coincé entre deux canines aiguisées En réalité, il se comporte comme un jeune fauve qu’il est encore. J’ai dû batailler plusieurs mois pour faire comprendre à mon chat César que je ne voulais pas qu’il "fasse ses griffes" sur les pieds de la table de la salle à manger ou ceux de mon fauteuil mais sur les bûches destinées à la cheminée ou, mieux encore, dehors. Et je retrouve ainsi régulièrement de longues griffures sur le tronc des chênes ou des bouleaux. Comme tous les félins, mon chat a seulement besoin maîtriser la pousse intempestive de ces extensions d’alpha-kératine qui risqueraient de l’empêcher de courir ou de sauter tout en demeurant malgré tout effilées à souhait pour grimper aux arbres et agripper ses proies. Par atavisme et instinct de survie, notre jeune ami fait appel au même corpus comportemental. À ceci près que ce n’est plus son existence qui est en jeu mais sa sérénité tant est grande son anxiété face au monde qui l’attend. Hélas, loin de l’apaiser, ce geste compulsif va au contraire l’amplifier. Et c’est moins d’une tape sur la main dont il a besoin que d’un entretien avec un psychologue. Lorsque j’avais son âge, il y a bien longtemps, les élèves de l’école communale entraient dans la classe en chantant la Marseillaise pour la faire bien pénétrer dans la tête des grands du "certif’". Posté devant la porte, le maître traquait les mains sales et les ongles noirs. Ceux qui les rongeaient recevaient, en guise de consultation, un bon coup de badine sur les doigts mais au moins n’étaient-ils pas obligés d’aller les laver à la pompe. Mais c’était avant. De nos jours, sous la houlette du "mammouth" parisien, les chemins pédagogiques du futur nous laissent bien d’autres choses à penser.

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