Impossible pour moi hier soir de regarder mon habituelle émission culturelle hebdomadaire sur le Service Public. Mon poste de télévision a décidé de son propre chef de saborder son alimentation électrique. Certes, accompagnée par Hélène Grimaud et ses jeux d’eau, la lecture de "L’arbre du pays Toraja" de Philippe Claudel fera une compensation tout à fait honorable. Mais pourquoi faut-il de si tristes circonstances pour mesurer à sa juste valeur l’importance de suivre la marche du monde ? Sans cette lucarne ouverte sur l’univers, je ne saurais rien de la vie intime du trou noir Sagittarius A*cantonné au cœur de notre galaxie, (chronique du 23 février 2016), rien des stupéfiantes migrations des gnous à travers la Tanzanie, rien du combat du suricate du désert de Namibie pour la sauvegarde de son clan et rien des stratégies de survie du cancrelat domestique sauvagement pourchassé dans les moindres recoins de nos habitations. (Chronique du 5 avril 2016) Je me verrais obligé de fréquenter les librairies pour voir les couvertures des dernières publications de Marc Lévy et de Guillaume Musso, du nouveau roman de fiction autobiographique d’Annie Ernaux, Mémoire de fille, et des conseils en jardinage avec la lune rousse et les saints de glace de Pierre Rabi. Il me faudrait déambuler dans les rues, même par temps de vent, de froidure et pluie, pour découvrir les affiches des films pour adolescents qui sortent en salle, celles alertant en fanfare de la sortie du nouvel "album" de l’inoxydable dandy rescapé des années soixante ou le fairepart invitant à la représentation du Tannhäuser de Wagner à l’Opéra Bastille dans une mise en scène de Fabrice Luchini. J’ignorerais pareillement combien le produit d’entretien "Récurafond" facilite la vie de la ménagère de tout âge, à quel point le régime miracle du docteur Dupont affine la silhouette de la citadine "hyper-connectée" postmoderne ou comment le monte-escalier à siège rembourré vient en aide aux séniors malentendants qui ne comprennent rien à la mélancolie amoureuse de leurs petits-enfants. Et que dire du fameux derby footballistique entre les communes de Bagneux sur Seine et d’Agudelle en Aunis, du match de la dernière chance de la vaillante équipe de rugby d’Artigue sur mer et des discours enflammés des commentateurs au sujet du tournoi de pétanque d’Aizelles sur Mung comptant pour la sélection en équipe de France ! Outre que je manquerais les rares minutes de franche rigolade qui émaillent les "débriefings" des experts en tout et les réclames réitérées des "politiques" pour une inversion durable et écologique des mauvaises courbes. Je serais également privé de mon feuilleton préféré diffusé à l’issue de mon dîner potage-salade-yaourt, du jeu des mots fléchés éclairé par le sémillant animateur au canapé rouge et même du tirage au sort hebdomadaire pour une croisière de rêve sur le causse du Larzac. Je ne recevrais pas non plus la moindre information au sujet des émigrés qui fuient la guerre ou la faim et qui affrontent les mers à la recherche d’un pays hospitalier, des fusillades marseillaises et de leurs victimes fort peu innocentes perdant leur sang sur les trottoirs de la Canebière. Je n’apprendrais rien sur les innombrables martyres des attentats djihadistes sur les marchés d’Afghânistân, d’Inde ou du Pakistan, les musées ou les plages de Tunisie ou des exactions des Boko Aram au Nigéria, au Tchad ou au Cameroun. Je pourrais bien sûr prendre connaissance de toutes ces "news" par internet. Mais chacun sait qu’on ne saurait accorder aveuglément sa confiance à tout ce qui y défile tel un robinet qui fuit. La radio, même par la voix de l’homme le plus écouté de France, manque encore cruellement d’images animées. Quant à la presse, mon père avait l’habitude de dire qu’il faut demeurer circonspect à son égard : « le papier ne refuse pas l’encre ! ». On voit par-là combien il est malaisé pour tout citoyen de base perdu dans son courtil d’élaborer son propre jugement et de mettre en œuvre son libre-arbitre. Ce qui laisse bien des choses à penser à propos de l’air du temps.
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