La notice de cette éphéméride a été conçue à partir de la lecture de Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen de Ceija Stojka, Éditions Isabelle Sauvage, Collection chaos, 2016. Traduit de l'allemand par Sabine Macher. Avant-propos de Karin Berger.
Ceija Stojka, Les Tombes de Bergen-Belsen
Encre sur papier, 22 x 29,5 cm, 2004
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Le 15 avril 1945, les tanks britanniques libèrent le camp de Bergen-Belsen. Ce jour-là, alors que la jeune Ceija se balade comme à son ordinaire parmi les morts qui gisent en tas dans la gadoue et forment montagne, un paquet venu d'en haut tombe devant elle. " C'est quelque chose emballé dans du papier blanc. Un blanc comme ça, ça n'existe qu'en porcelaine, qu'en pure porcelaine. Et je vois, à l'intérieur c'est rouge " ( op. cit. supra, pp. 56-57), s'exclame la petite Ceija... Elle qui ne se nourrit depuis quatre mois que de boulettes de laine arrachées aux cadavres, de feuilles d'arbres et de terre, n'en croit pas ses yeux. Ce qui vient de tomber devant elle parmi les cadavres auprès desquels elle se terre et se couche pour dormir, c'est un cadeau du ciel et c'est un soldat anglais qui le lui envoie. Pourtant l'enfant prend peur. Elle se met à hurler, réclamant sa maman. " Je suis ton libérateur ", lui dit l'Anglais. ( op. cit. id., page 58).
Comment être sûre que ce qu'il dit est vrai ? S'approchant de l'enfant, il lui noue un drapeau déchiré autour de la taille et remplit de victuailles le sac ainsi improvisé. " Et maintenant tu vas voir ta mère et tu lui dis que vous êtes libres ! " ( op. cit. ibid., page 59).
Ce récit est celui de Ceija Stojka, rescapée des camps de la mort. Des quatre mois passés en compagnie de sa mère - et de quelques autres Roms de sa famille - au camp de Bergen-Belsen, la narratrice a gardé une mémoire vive. L'enfant de onze ans qu'elle a été a emmagasiné jusqu'au moindre détail ce qui fut sa vie de prisonnière au milieu des cadavres qui s'amoncelaient autour d'elle et que nul ne se préoccupait d'ensevelir. Elle a gardé intact jusqu'au souvenir des paroles échangées avec les siens. Bien des années plus tard, elle restitue oralement le passé comme s'il était toujours présent, avec la même force, la même vitalité, la même authenticité qu'au temps de son enfance. Et parfois même, avec la même juvénile fantaisie. Elle le fait revivre par ses mots, par la liberté de ton qui est la sienne, grâce à ce talent de conteuse hérité de ses ancêtres tsiganes. En 2004, en effet, Ceija Stojka, " écrivain, peintre et musicienne ", fait don de ses souvenirs à Karin Berger qui les a recueillis au cours de plusieurs entretiens. La cinéaste les a couchés tels quels sur le papier. Tout ce matériau, Ceija Stojka le confie à son auditrice, sans rien changer de la perception qu'elle a gardée de ce passé, sans déguisement ni mensonge :
" Les beaux moments que j'ai vécus, ils sont là, mais ma connaissance va bien plus loin, je vois devant moi le déluge, la misère, je vois courir les enfants et les SS qui les poursuivent. Je vois surtout les veilles femmes qui hurlent. Ça ne m'a jamais lâchée. Jamais. Ça ne s'est jamais arrêté. " ( op. cit. ibid., page 109).
Il arrive pourtant que la parole bute. Que l'expérience vécue dans les différents camps de la mort où la jeune Romni a séjourné, se heurte à l'indicible. À l'incommunicable.
" La vraie vérité, la peur et la misère, ce qu'ils ont vraiment fait avec nous, je ne peux pas te le raconter. Je ne peux pas te le transmettre. " ( op. cit. ibid., page 110).
Et Ceija d'ajouter cette remarque étonnante, qui revient à plusieurs reprises dans sa bouche :
" Et pourtant on ne leur en voulait pas. "Que Dieu leur pardonne leurs péchés !" c'est ce que disait toujours la maman. On avait quand même des sentiments pour eux, parce que ce sont des êtres humains créés par Dieu. Mais eux, ils n'avaient aucun sentiment, les êtres humains, ils les brûlaient vifs et les gazaient. Ils n'avaient pas idée de jusqu'où ils s'emportaient. En réalité, ils me font de la peine ! " ( op. cit. ibid., page 110).
Il en est de même des sentiments qui habitent les déportés pendant les trois ou quatre mois d'errance qui suivent leur libération. L'indicible l'emporte, qu'aucun mot ne peut traduire :
" On allait d'une route départementale à l'autre, avec des chants, avec des rires, avec des pleurs, avec la peur. Plein de sentiments mêlés qu'on ne peut décrire. " ( op. cit. ibid., page 85).
Quant à la Libération, elle reste un moment incompréhensible, proche de l'inconcevable, tant l'horreur est grande, que les libérateurs découvrent ; tant le contraste est grand entre les vivants et ceux qui gisent à leurs pieds, dans la fange immonde des excréments et de la misère extrême.
" Non, on ne peut pas le raconter. Il faut que tu imagines, la Libération et en même temps, tous ces cadavres éventrés... " ( op. cit. ibid., pp. 60-61).
Le désarroi est tel que la mère a du mal à y croire. Libres ? Quel sens donner à ce mot et à la réalité nouvelle qu'il recouvre ? Comment vivre libres avec ces images de peur qui collent à la peau ? Comment renouer avec la vie avec tous ces morts qui hantent la mémoire ? Autant de questions avec lesquelles il va falloir apprendre à vivre. Mais Ceija ne désespère jamais. Son témoignage en est la preuve.
Ainsi, tout au long de l'entretien qu'elle mène avec Karin Berger, Ceija Stojka fait-elle revivre par sa parole lucide claire et directe, l'épopée de la Libération de milliers de prisonniers, toutes races et religions confondues ; l'errance de ces convois humains livrés aux routes, à la recherche de nourriture, la vie précaire, les morts qui jalonnent le retour en Autriche ou ailleurs ; les retrouvailles inespérées avec les survivants, frères sœurs parents dispersés dans d'autres camps où la majeure partie d'entre eux a péri ; les bonheurs simples vécus dans le partage. Mais aussi la difficulté à se réinsérer dans la vie normale, lorsqu'on appartient au peuple maléfique des Roms. Vivre désormais avec la suspicion et le mépris des Gagjé (les non-Roms) et le numéro de déporté à jamais incrusté dans la peau :
" Elles viennent d'où celles-là ? Tu peux laver et frotter autant que tu veux, ça ne sert à rien, tu es une Romni, tu es un Rom, ça te restera toujours et c'est bien aussi comme ça. Mais personne ne te dit : "Dieu soit loué, vous avez survécu ! Qu'est-ce qui s'est passé ? Comment c'est possible qu'on vous ait déportés ? C'était quoi la raison ?" " ( op. cit. ibid., page 96).
Longtemps après son retour à la vie normale, Ceija Stojka revient sur les lieux de la tragédie humaine qu'elle a traversée. Elle retrouve l'arbre qui lui a permis de se nourrir et de demeurer en vie.
" Quand je l'ai revu après cinquante-cinq ans, il était comme une très vieille femme. Probablement j'aurais la même tête quand je m'en irai de cette terre-ci. Toute grise. " ( op. cit. supra, page 75).
Ceija Stojka, âgée de soixante-sept ans, est en effet revenue au camp de Bergen-Belsen en l'an 2000. Cette nuit-là, qui a suivi sa visite à l'arbre nourricier, Ceija a fait un rêve :
" J'ai rêvé que je parlais avec les morts. Ils étaient tous réjouis : "on t'a attendue si longtemps ! C'est bien que tu sois venue ! Tu étais toujours parmi nous !" Et moi je leur dis : "Vous êtes tous de Bergen-Belsen ?" "Oui, mais nous devons rester ici pour toujours !" Puis d'autres tombes s'ouvraient aussi : "Regarde, nous aussi, on est là", ils criaient, et : "Nous, tu ne nous connais pas encore ! " Et tout à coup, les gens sortent avec de la terre et forment le tronc d'un oiseau. " ( op. cit. ibid., pp. 75-76).
La métamorphose se poursuit et Ceija de confier à son auditrice :
" Toujours, quand je vais à Bergen-Belsen, c'est comme une fête ! Les morts volent dans un bruissement d'ailes. Ils sortent, ils remuent, je les sens, ils chantent, et le ciel est rempli d'oiseaux. C'est seulement leur corps qui gît là. Ils sont sortis de leur corps parce qu'on leur a pris la vie violemment. Et nous, nous sommes les porteurs, nous les portons avec notre vie. " ( op. cit. ibid., pp. 76-77).
Sublime moment de parole que ces mots confiés à Karin Berger pour transmettre l'espoir. Plus forts que la mort.
Angèle Paoli
" Elle retrouve l'arbre qui lui a permis de se nourrir
et de demeurer en vie. "
Ceija Stojka, Sans titre, 2011
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CEIJA STOJKA
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Née en Styrie le 23 mai 1933, " fille de marchands de chevaux rom, les Lovara-Roma ", Ceija Stojka est décédée le 28 janvier 2013 dans un hôpital de Vienne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, toute sa famille fut déportée dans plusieurs camps de concentration, dont celui de Bergen-Belsen. Rescapée avec sa mère et quatre frères et sœurs, Ceija Stojka a publié plusieurs ouvrages. Wir leben im Verborgenen - Erinnerungen einer Rom-Zigeunerin, publié en 1988 (" Nous vivons cachés - Souvenirs d'une Rom-Tsigane "), a attiré l'attention sur le sort des Roms sous le nazisme. En 1992, elle publie Reisende auf dieser Welt (" Voyageuse de ce monde "). Elle reçoit plusieurs distinctions dont le prix Bruno-Kreisky. Publié en 2005 (Picus Verlag, Vienne), Träume ich, dass ich lebe ? Befreit aus Bergen-Belsen / Je rêve que je vis ? EM>Libérée de Bergen-Belsen (Éditions Isabelle Sauvage, 2016) est son premier livre traduit en français.
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Isabelle Sauvage) la fiche de l'éditeur sur Je rêve que je vis ? Libérée de Bergen-Belsen de Ceija Stojka