Passeurs

Publié le 14 avril 2016 par Jlk

Chemin faisant (147)

Juste en passant.- La première fois que je suis venu à Saint-Malo, je ne sais plus en quelle année, le Big Jim était là, qui vient de quitter notre drôle de monde, et d'autres plumes fameuses du Montana, et l'ami Bouvier (Nicolas, qui rejoignit lui-même les grandes prairies en 1998), ou Tony Hillerman le Navajo blanc, et moult étonnants voyageurs très divers - jusqu'aux éternellement jeunes Théodore Monod et Ella Maillart - réunis à l'initiative de Michel Le Bris, grand ordonnateur hugolien, court sur pattes et très barbu, de la manifestation.

Jim Harrison avait d'extraordinaires chemises à bariolures tropicales, mais le plus étonnant était ailleurs: dans sa rencontre presque intime avec ses lecteurs - à la gentillesse attentive avec laquelle il répondait à ceux-ci, contrastant avec sa légende de bretteur grandgousier fort en gueule; et l'épatant festival, à ses débuts en tout cas, m'avait enchanté pour cela même: la proximité sans trop de flafla médiatique entre auteurs et lecteurs. En outre, mieux qu'à Paris, la présence de ces passeurs de littérature que sont les petits éditeurs de la galaxie francophone, et les libraires du lieu et d'ailleurs, se vivait au contact immédiat et à la venvole malouine.

J'ignorais alors que le manchot épaulard, alias Stéphane Prat, fût de la fiesta, mais c'est lui-même qui me l'a rappelé hier au lieu de l'ancien marché au poisson où, auteur-bouquiniste-galeriste de bonne compagnie (il a signé un essai sur Jack London et c'est un premier bon signe) il fait lui aussi office de passeur, diffuseur par surcroît des éditions du Bug de mon compère Bertrand Redonnet où je suis censé publier bientôt un nouveau livre…

Pépites et joyaux.- Le meilleur de la littérature se grappille parfois dans le plus bref et le plus concentré,comme l'illustrent les aphorismes d'Héraclite ou de Joubert, entre autres formules plus ou moins fulgurantes de René Char et de Michaux, Lichtenberg, Peter Handke, Jules Renard en son journal ou Jean-Pierre Georges dans son recueil intitulé Le Moi chronique, que m'a fait découvrir Stéphane Prat.

Dans une suite de notations où, sur les traces de Cioran, ce natif de Chinon broie pas mal de noir, des traits de lumière ou d'humour à la Chaval nuancent le désenchantement dominant ces « journaliers » acides.

Je cite: « Je blanchis comme l'argent sale ». Et ceci: « Une journée à faire pleurer un saxophone ténor ». Et cela: « Dans le soir devenu rose où la pluie luit encore : hosanna des merles ». Et sur le même ton: « Le merle, un homme heureux ». Et cela encore: « Je fais les cent pas dans ma tête et je ne trouve rien, même pas un siège ». Ou en écho à Henri Calet (« Ne me secouez pas, je suis plein de larmes ») ceci: « Attention ne m'approchez pas, blessure fraîche ! » Et enfin pour rendre justice à la vie: « Passent deux bras nus en bicyclette », ou: « Qu'est-ceque tu veux demander de mieux qu'un rayon de soleil sur une petite route départementale »...

Couleurs et vocables.- Or Lady L. aussi a fait bonne pioche grâce au manchot épaulard nous conviant ensuite en la galerie où il se fait passeur d'œuvres d'art avec, notamment, un bel ensemble, groupé en dépliant, d'aquarelles marines à la fois abstraites et très évocatrices de vagues et d'airs courants, signées Eric Brault et auxquelles font écho de fines et gouailleuses formules du poète Henri Droguet; et là encore:passe-passe !

« Et encore du papier qui rejoint du papier », grince pour sa part Jean-Pierre Georges, auquel j'ai envie de balancer alors un aphorisme de mon cru propre à épingler sa déprime à répétition: « Un type qui écrit sur le fil du rasoir, jusqu'à le devenir »...

Mais demain, sur la route de Roscoff, nous retrouverons Jack London qu'a rencontré imaginairement Stéphane Prat, dit le manchot épaulard - clin d'œil à Cendrars, et la vie repiquera !