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Le chaînon manquant

Publié le 21 avril 2016 par Robertdorazi @robertdorazi

Fergus McAdams mourut le 10 septembre 1547, durant la bataille de Pinkie Cleugh, lorsqu'une flèche bien droite lui traversa le cœur.

À son réveil la flèche avait disparu, mais sa jambe lui sembla très lourde. Et pour cause! Une chaîne y était attachée dont une extrémité se refermait autour de sa cheville et l'autre était fixée au sol.

Pour ajouter à sa surprise Fergus se rendit compte qu'il n'était pas le seul dans cette situation. Autour de lui, dans cet endroit tout blanc, il n'y avait rien si ce n'est d'autres hommes et d'autres femmes pareillement entravés, parfois habillés avec des vêtements comme Fergus n'en avait jamais vus. Juste à ses côtés l'une de ces femmes était même nue comme un ver et belle comme un ange des Highlands. Elle ne semblait pas gênée le moins du monde par cet état, et la chaîne qui la retenait prisonnière était plus longue.

― Pourquoi es-tu aussi nue que Vénus sortant de son bain? Lui demanda Fergus.

― Justement parce que j'étais dans mon bain quand mon époux m'a noyée.

― Le maudit!

― Elle le trompait quand même chaque fois qu'il avait le dos tourné, fit remarquer un homme petit et rond dont la chaîne était encore plus longue. Mais tu ferais bien de commencer à nettoyer tes maillons ou très vite tu vas te retrouver collé au sol comme celui-là!

L'homme rond avait désigné un autre prisonnier au dessous d'eux. Un homme avec un air triste comme un jour de pluie sur son visage barbu. C'est ainsi que Fergus se rendit compte qu'il pouvait effectivement flotter au-dessus du sol.

― Ça ne sert à rien, dit le barbu. Ça ne sert à rien.

― Ne l'écoute pas, dit la femme nue. Il ne cesse de répéter les mêmes mots, encore et encore. Écoute plutôt Sancho, et commence à nettoyer ta chaîne. Elle est encore assez courte. Tu vas gagner des maillons et si tu es suffisamment vigoureux tu pourras peut-être atteindre la clé pour te libérer.

― Je le suis! s'exclama Fergus. Je suis un fier guerrier écossais, et nous sommes tous vigoureux. Où est cette clé? D'ailleurs où sommes-nous? Je me souviens de la bataille, et de cette flèche dans mon cœur.

― Je m'en souviens aussi, dit la femme nue. Elle était belle, cette flèche. Et fichée juste au bon endroit. Au moins tu n'as pas souffert. Moi, si! C'est terrible de sentir l'eau remplir tes poumons sans rien pouvoir faire. Même si c'est de l'eau parfumée aux sels de bain.

― Es-tu en train de me dire que je suis mort et que ceci est l'enfer?

― Une flèche en plein cœur, en général c'est mortel, dit Sancho à moitié sérieux et à moitié plaisantin. Quand à savoir si nous sommes en enfer, qui sait ? Je n'ai jamais cru à ces fadaises de curés, et c'est pour ça qu'il m'ont torturé jusqu'à ce que mon cœur s'arrête de battre. Mais toi, je vois que tu viens de l'Écosse du seizième siècle, alors... Mais tu parles trop, et tu n'astiques pas assez.

Sancho avec ses rondeurs retourna à ses maillons.

― Explique-moi pourquoi moi, Fergus McAdams, je devrais nettoyer autre chose que mon épée? Je suis un guerrier, pas une soubrette.

― Comme tu veux, mais si tu fais briller toute ta chaîne avant le coup de trompette, elle s'allongera d'un maillon à chaque fois. Avec un peu de chance l'un d'entre nous sera suffisamment chanceux pour pouvoir atteindre la clé, là-haut.

Fergus leva la tête et aperçut effectivement une clé posée sur un coussin qui flottait lui aussi dans les airs.

― Ça ne sert à rien, répéta le barbu.

― J'ai failli atteindre la clé une fois, dit la femme nue. J'ai presque failli réussir. Mais chaque fois que la chaîne s'allonge tu comprends qu'il faut plus de temps pour nettoyer tous les maillons. Quand elle est trop longue on ne peut plus la nettoyer entièrement, donc elle rétrécit à nouveau. Et comme elle rétrécit, on peut de nouveau la nettoyer en totalité. Alors elle s'allonge et...

― Je crois que je comprends.

― Tu comprendras mieux quand tu auras presque réussi autant de fois que moi! soupira Sancho. Défaite après défaite.

Alors sans trop savoir pourquoi, Fergus commença à frotter les maillons de sa courte chaîne avec un chiffon qui y était noué. Un torchon tout simple, un carré de tissu blanc et triste.

Lorsqu'il eut terminé, il attendit. Il ne put dire combien de temps. Enfin une trompette retentit, dont le son n'avait rien à voir avec la musique émouvante des cornemuses de son pays. Un pays pour lequel il avait donné sa vie, et qu'il voulait revoir à tout prix. C'est pour ça qu'il utilisa le chiffon.

Une fois que la trompette se tut, un maillon s'ajouta à sa chaîne comme par magie, tandis qu'autour de lui d'autres chaînes s'allongèrent ou se raccourcirent. Ce jeu se répéta encore et encore. Et Fergus comprit mieux en effet. Sa chaîne s'allongea, puis se rétrécit, avant de s'allonger encore. Parfois il était ennuyé, et parfois las. Parfois les images de son Écosse natale lui redonnaient courage. Mais la clé, pourtant si proche, restait hors de portée.

― Pourquoi avoir trompé ton mari avec un autre homme, demanda-t-il à la femme nue.

Curieusement, malgré sa beauté et ses formes parfaites, Fergus ne ressentait rien pour elle. Lui qui avait été un coureur de jupons toute sa vie. D'ailleurs dans cet endroit il n'avait ni faim, ni soif, ni sommeil.

― Je ne l'ai pas trompé pour un autre homme, mais pour une femme, répondit-elle.

― Quelle drôle d'idée.

― Oui, quelle drôle d'idée, ajouta Sancho. Je n'ai jamais été marié, mais j'avais une amoureuse. Elle s'appelait... je ne me souviens plus, mais elle avait un joli nom.

Ce jour là, comme tous les autres jours, la trompette retentit. Et personne n'atteignit la clé.

― Nous sommes prisonniers à jamais, soupira la femme nue dont le nom était Ouniherabetsy.

Il faut dire que le piège était vicieux, pensa Fergus. Je n'ai que deux bras et il en faudrait beaucoup plus pour réussir à polir tous ces maillons qui apparaissent comme autant de promesses vénéneuses. Plus de bras. Il faudrait être une araignée. Mais oui! Une araignée!

― Je sais, s'écria-t-il. Je sais comment faire. Trois d'entre nous devront aider le quatrième à nettoyer ses chaînons. Avec huit bras il est certain que nous parviendrons à atteindre la clé. Déjà Sancho et toi avez presque réussi seuls. Avec huit bras sur une même chaîne, l'un d'entre nous montera vers la clé pour délivrer les autres. Regardez! Nos serrures sont identiques.

― Mais ça signifie que trois d'entre nous perdront des maillons, parce que le temps passé sur une chaîne est perdu pour l'autre, fit remarquer Sancho.

― C'est vrai. Mais qu'importe puisqu'à la fin nous serons tous débarrassés de ces entraves?

Sancho et Ouniherabetsy tombèrent d'accord avec Fergus. Mais pas le barbu.

― Ça ne sert à rien, dit-il comme d'habitude.

Et bien soit! Six bras suffiraient amplement.

― C'est toi, Fergus, qui iras chercher la clé car tu as eu l'idée, dit Sancho.

― Je suis d'accord, dit Ouniherabetsy. C'est donc ta chaîne que nous allons allonger!

Il ne leur fallu pas plus d'un siècle pour ajouter suffisamment de maillons pour qu'enfin Fergus s'empare de la clé. Il avait juste flotté jusqu'à elle. Aussitôt il l'introduisit dans la serrure de sa cheville.

― Je viens vous délivrer! cria-t-il aux deux autres.

Il n'en eut pas le temps car il disparut. La chaîne retomba de tout son long au sol, et la clé revint se poser sur son petit coussin. Hors de portée.

Fergus, lui, se retrouva chez lui. Exactement là où il était avant d'être atteint par la flèche. Cette flèche qu'il voyait justement arriver sur lui, à l'endroit où son cœur allait cesser de battre.

Lorsqu'il ouvrit les yeux il sut où il était. Une chaîne était de nouveau attachée à sa cheville. Sancho et Ouniherabetsy n'étaient plus là, mais un vieil homme avec une cicatrice lui demanda s'il voulait bien l'aider, lui et ses deux camarades, à nettoyer la chaîne de l'un d'entre eux pour qu'il puisse monter prendre la clé et les délivrer.

― Ça ne sert à rien, soupira Fergus. Ça ne sert à rien.


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