Le jour où j’ai rencontré David Bowie, 3 minutes et 50 secondes pour une vie.

Publié le 28 avril 2016 par Sandy458
(L'idée de ce texte avait germé en fin 2015, j'avais noté mes souvenirs sur le papier, désireuse de rendre hommage à David Bowie et à tout ce qu'il représentait dans ma vie. Son décès a suspendu l'écriture un long temps. Puis j'ai senti qu'il fallait s'y remettre. Je lui devais bien cela.)

C'est l'histoire de 3 minutes et 50 secondes.

C'est peu dans une vie.

Mais ce petit moment a bouleversé la vie de nombre d'existences.

Dont la mienne.

1980.

David Bowie sort l'album Scary Monsters (and Super Creeps) et en extrait un single : Ashes to Ashes.

1980.

J'ai 9 ans.

Comme pas mal de gamin, mon mercredi s'étire en longueur, ponctué par l'émission télévisée " les Visiteurs du Mercredi " de Christophe Izard puis par une énième rediffusion des épisodes de Zorro.

Le cérémonial est immuable.

J'appuie sur le bouton du gros boîtier du transformateur puis j'allume la télé monumentale.

Je laisse courir mon imagination pendant un court moment, j'invente un monde de petits sujets qui transiteraient par les prises électriques et la machinerie du poste de télévision comme des comédiens gagneraient la scène du théâtre. J'attends que mes acteurs se mettent en place en bonne petite metteuse en scène attentive et patiente...

Le tube cathodique crépite, les images ne tardent pas à remplir la surface bombée de l'écran.

Je m'évade dans les émissions, les animations, j'accompagne mes héros dans leurs aventures.

En principe, j'éteins la boîte à images sitôt que le générique de fin des tribulations de Don Diego de la Vega retentit.

Pas cette fois-ci, je tarde un peu. Le générique de Platine 45, émission musicale animée par Jacky emplit le salon. Il annonce qu'une vidéo va suivre. Je ne sais même pas ce que c'est, je n'écoute même pas le nom du morceau et encore moins le nom de l'artiste.

Je m'apprête à appuyer sur le bouton qui éteindra la télévision quand l'incroyable débarque dans mon salon.

Devant mes yeux stupéfiés, le monde prend des teintes solarisées impensables dans notre univers.

D'ailleurs, je suis propulsée sur une autre planète ou des êtres aux mimiques héritées du mime Marceau comme de l'Auguste déambulent dans un paysage lunaire suivis par un bulldozer.

L'océan prend des allures de champ d'encre, le positif devient le négatif, l'imaginaire prend le pas sur la réalité...

Quelques scènes en noir et blanc tranchent avec la solarisation.

Un homme blond en tenue de cosmonaute. Le même dans une cellule capitonnée.

Je suis submergée par ces visions qui dépassent mon monde habituel.

Une musique jamais entendue auparavant fait la part belle aux cordes synthétiques, à quelques notes entêtantes de comptine qui vrillent l'esprit et s'y enracinent à tout jamais.

Et il y a un personnage improbable... un admirable et inquiétant Pierrot.

De son visage impassible provient une voix difficilement classable : de l'aigu, du grave, du chaud, du froid... à la limite de la dissonance, belle, mais provient-elle d'un être humain ?

Comment cela est-il possible ? J'en perds la notion du temps, de ce qui m'entoure, de toute cette vie solitaire et mélancolique coincée dans un appartement-prison entre une mère malade et un père mutique.

La vie prend une nouvelle dimension, elle enfle, elle se gonfle d'une énergie extraordinaire, surhumaine. Le rêve est plus fort que la réalité, il m'a happé. Comme Alice passe de l'autre côté du miroir, j'ai la sensation d'avoir basculé.

Mon lapin ne tient pas une montre dans sa patte et ne clame pas à qui veut l'entendre qu'il est en retard. Non, le mien est un extraterrestre qui susurre " My mama said to get things done, you better not mess with Major Tom " (" Ma maman disait que pour bien faire les choses, tu ferais mieux de ne pas t'embrouiller avec le Major Tom ")...

Sur l'écran, le Pierrot s'éloigne, accompagné par une vielle dame qui lui tient conversation...

En pleine sidération, je me répète intérieurement " c'est ça, c'est ça " sans pouvoir définir ce qui se rattache à ce " ça ". Je sens que je suis à un moment important, fondateur... qu'il y aura un avant... qu'il y aura un après.

Je suis bien. Comme si j'avais trouvé ma famille. Je voudrai juste entrer dans les images mouvantes, tenir la main du Pierrot et l'accompagner où qu'il aille. Que ce moment ne finisse pas.

Il me faut un bon laps de temps après la fin de la vidéo pour reprendre pied dans mon salon où les dernières teintes solarisées s'attardent en lambeaux sur le mobilier puis s'évanouissent dans les dernières notes que mon esprit a enregistré.

Je demande alors à ma mère, présente dans le salon, qui chantait dans les images que nous venions de voir.

Elle me répond " Ah, c'était David Bowie... "

Son intonation rêveuse et évasive me laisse à penser que je viens de croiser le chemin d'un être sidéral...

Quelques années plus tard...

Je n'ai jamais oublié ces 3 minutes 50 secondes qui scellent ma rencontre avec David Bowie.

Le moment a été trop intense, il s'est inscrit dans mon ADN.

Pour David Bowie, il y aura la période Nile Rodgers avec Let's Dance, China Girl, Modern Love, Blue Jean, Absolute Beginners, The Buddha of Suburbia, Loving the Alien... sans oublier Heroes, Golden Years... (Remplissez les pointillés avec les titres de Station to Station, Heaten, Reality, Tin Machine, Black Star etc...).

Je suis sa carrière (ses carrières !) parfois de loin, parfois de plus prêt. Il fait partie de ma vie culturelle et musicale, à la manière d'un membre de la famille qu'on ne voit pas tout le temps mais dont on prend plaisir à prendre des nouvelles, à écouter, à voir comme lors de ce concert du 24 septembre 2002 au Zénith de Paris quand je me dis qu'il est un mythe, une légende éternelle et que je peux en profiter en live et qu'il y aura d'autres concerts et que je le reverrai...

Plus tard encore, je me prends de passion pour la période Ziggy Stardust, celle de l'explosion à la face du monde. Celle des transgressions, de toutes les passions, de tous les excès. Celle de la flamboyance, des cendres et de la renaissance à l'infini...

On peut donc avoir 1 000 vies en une, explorer ce qui nous attire, secouer la bienséance, s'attirer les foudres des moralisateurs ou de ceux qui voudraient nous enfermer à l'étroit de leur carcan. Chanter, écrire, peindre, jouer la comédie, ne rien faire (après tout !), être curieux, vivre, aller jusqu'au bout, être soi !

David Bowie continue à être mon électrochoc. Je mettrai plusieurs existences en une seule, j'irai là où la curiosité me pousse. Je vivrai ma vie. Je serai moi,

Et puis, il y a le 10 janvier 2016.

C'est une vraie claque, une incompréhension qui me cueille dès le matin, un séisme qui me laisse désemparée. Un cri qui jaillit pour exprimer l'impossible.

Je fais partie de tous ceux qui se sentent un peu orphelin aujourd'hui.

David Bowie est parti.

Mort.

Décédé.

Peu importe le terme utilisé.

Ce n'est pas un énième avatar qui tire sa révérence, marionnette éphémère dans les mains du grand illusionniste. Cette fois, David Bowie ne renaîtra pas de ses cendres en bon phénix fidèle à la légende.

Envolés Ziggy Stardust, Aladdin Sane, Halloween Jack, The Thin White Duke, le Pierrot de Scary Monsters, le Bowie expérimentateur, le Monsieur Invisible... ?

David Robert Jones est bien parti.

Mort.

Décédé.

C'est ainsi et c'est dur à avaler. A comprendre. A accepter.

Je suis anéantie.

Vidée.

Sonnée.

Et je repense à cette chanson, Rock 'n' Roll Suicide (période Ziggy Stardust, sortie en single en 1974), et surtout à son interprétation si hypnotique.