Après un voyage dans les Flandres, en France diverse et à Cracovie. Avec trois salamalecs à la mémoire de Joseph Czapski, Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dit Witkacy, et Vladimir Dimitrijevic, dit Dimitri.
Pour Andonia, Marko et Alexandre, dit Taki.
(Dialogue schizo)
Moi l’autre : - Alors ces voyages ? Bien profité ?
Moi l’un : - Pfff... Qu'en dire de plus ? Tu ne trouves pas que le compère JLK en a assez écrit dans ses notes en chemin ? Et quant à "profiter", quelle horreur de verbe !
Moi l’autre : - Bah, c'est façon de parler. Tu sais bien ce qu'ils entendent quand ils te le serinent...
Moi l’un : - Mais je n'ai pas envie de l'entendre alors que tant de gens en bavent de par le monde...
Moi l’autre : - Tu as mauvaise conscience ?
Moi l’un : - La question n'est pas là. Le fait est que je voudrais juste rester conscient.
Moi l’autre : - Donc nous n'avons rien à ajouter aux notes du sieur JLK ?
Moi l’un : - De lui on n'attendra rien de plus ce matin vu son état de fatigue physique et je dirai bien plus: métaphysique.
Moi l’autre : - C'est à cause de Witkacy que tu nous ramènes ce grand mot bien ronflant ?
Moi l’un : - Oui, et en toute simplicité, au sens élémentaire d'après le physique. Au sens du sens de tout ça qui inquiétait vertigineusement Witkacy en même temps que le jeune Czapski ou que le vieux JLK...
Moi l’autre : - Tu as pourtant entendu JLK dire ce matin à Lady L. qu'il se sentait un coeur de junior dans une fichue carcasse de senior...
Moi l’un : - Oui et j'ai entendu Lady L. lui répondre que désormais elle se ferait livrer les courses vu sa peine à soulever le moindre quintal...
Moi l'autre: - Disons qu'on a vu pire dans le genre croulants...
Moi l’un : - Question, donc, métaphysique: comment dire ce qu'on ressent réellement du réel actuel dans un corps aussi vieux que la fin d'Auschwitz et le début de la guerre froide, avec des mots qui soient concevables par des kids ? Tu te rends compte que Taki, le dernier fils de Dimitri, qui doit avoir dans les vingt ans, demande ce matin à JLK s'il peut lui envoyer un texte qu'il a composé dans un atelier d'écriture ?!
Moi l’autre : Mais c'est la preuve que rien n'est tout à fait perdu, ça: que le fils de Dimitri écrive...
Moi l’un : En tout cas c'est la question métaphysique que n'a cessé de se poser JLK durant ce voyage, entre Calais et sa « jungle » qu'il n'a pas vu et le méli-mélo de la nouvelle Pologne qu'il a juste perçu entre les signes: comment recevoir tout ça et comment l'interpréter ? Comment transmettre ensuite ?
Moi l’autre : - Ca me fait penser à la question de Czapski au camp de Grazowiec: comment rester humain dans cet enfer ? Et sa réponse: en tâchant d'apprendre vraiment à dessiner ce qui est comme c'est.
Moi l’un : - J'y ai pensé en écoutant le groupe de rockers le dernier soir, à Cracovie, dans le grand café du Rynek, devant une cinquantaine de leurs fans, sans un touriste dans la salle. Le compère JLK avait l'air un peu mélancolique. Il devait se dire qu'il pourrait être le grand-père de ces kids et que la rockeuse, parfois démontée genre Nina Hagen, et parfois dans le rap, lui rappelait aussi la furia d'une Ewa Demarczyk à la fin des sixties, dans le cabaret souterrain de Pod Baranami...
Moi l’autre : - Après ça, tu te rappelles les gueules des clients de l'hôtel vieux-style-nouveaux riches réservé par JLK sur E-bookers. Dans le salon du petit-déjeuner style palace des années 1920, autant de trognes d'anciens apparatchiks ou de néo -mafieux. Mais on ne va pas généraliser...
Moi l’un : - Surtout pas ! D'ailleurs c'est aussi l'une des exigences basiques de notre ami JLK: ne pas généraliser, ne pas voir que le plus noir de la nouvelle société du micmac financier et de l'obsession du profit et de l'hyperfestif conso, vu qu'il y a tout le reste.
Moi l’autre : - Développe…
Moi l’un : Il y a la rue, et quel contraste avec 1966! Richard Kapuscinski raconte que, débarquant à Rome en 1955 – sa première excursion à l’Ouest -, il avait la dégaine typique des gens de l'Est, avec ces fringues tristes et lourdes qu'on voyait encore en Allemagne communiste et en Pologne dans les années 60-70. À présent c'est le jour et la nuit : la jeunesse est belle et les troupeaux d'enfants en courses d'école magnifiques. En tout cas la rue de Cracovie m'a semblé aussi bien et mal portante que la rue de Nantes, avec autant de gens bien portants et un peu moins de paumés et d'agresseurs potentiels, mais on reste dans la vieille ville et c’était juste en passant, donc ne généralisons pas une fois de plus.
Moi l’autre : - Juste en passant, JLK a pourtant vu pas mal de choses, à commencer par des classes entières de kids au nouveau musée Czapski, et la pareille au Musée national, où les toiles de Czapski sont aussi présentes que celles de Witkiewicz.
Moi l’autre : Deux noms que le père de Taki nous a révélés dans les mêmes années 60-70…
Moi l’un : - Witkacy, la passion du Dimitri de 35 ans, qui nous l'a révélé avec L'inassouvissement, première grande traduction d'Alain Van Crugten, avait prévu ce qu'il appelait le nivellisme, l'abrutissement collectif par le bien-être et la mentalité dancingo-sportive, mais le prophète catastrophiste ne rend pas compte des nuances de la réalité et tout n'est pas encore macdonaldisé...
Moi l’autre : - Le compère JLK l’a dit et répété : que Witkiewicz prend en compte le poids du monde au moment où celui-ci bascule dans le XXe siècle, avec la révolution communiste accomplie et une deuxième guerre à venir, mais il y a aussi le chant du monde célébré par Bonnard – l’un des maîtres de Czapski, ou la prose du psalmiste que fut Charles-Albert Cingria, également révélé par L’Âge d’Homme, et rien n’a changé depuis Hérodote, censuré par les staliniens au motif que les tyrans qu’il décrivait pourrait rappeler quelque chose aux Polonais des années 50…
Moi l’un : - Et tout change pourtant si tu regardes le détail. Rien n’est jamais pareil. Andonia, la fille de Dimitri continue L’Âge d’Homme à sa façon, et voilà qu’Alexandre Dimitrijevic, alias Taki, écrit un texte à propos de son père, en citant au passage le roman inspiré par celui-ci à Jean-Michel Olivier. Autant dire que le voyage, sous toutes ses formes, n’en finit pas de nous vivifier…