Notes de l'isba (30)
Quel « pays de la haine » ? - Revenant de Pologne où je n'ai fait que passer, à peine trois jours et pour le motif essentiel d'y découvrir un nouveau musée consacré au peintre et écrivain Joseph Czapski, figure providentielle de la lutte pour la liberté et la vérité dans son pays, je reçois un message de l'ami qui, précisément, m'avait signalé l'événement avant que je ne reçoive l'invitation à l'inauguration officielle du musée, et me demande à présent ce que j'ai ressenti en retrouvant la Pologne.
Cet ami, le photographe Krzystof Pruszkowski, qui a longtemps vécu à Paris et réside aujourd'hui à Varsovie, m'écrit plus précisément : « C'est terrible, on tremble de peur en regardant la télé ici (...) ce pays est devenu un pays de la haine, je n'ai jamais vu ça ». Et d'ajouter, se référant au rôle joué par le grand cinéaste Andrzej Wajda dans l'élaboration du musée Czapski, que j'ai eu la chance de me trouver dans « un lieu exceptionnel » et conclut que « les Wajda, il faut les défendre"...
Or je n'ai pu, à ce message, répondre que ceci : « Moins de trois jours à Cracovie, c'est trop peu pour en conclure quoi que ce soit. Le musée Czapski est épatant comme lieu de mémoire, très riches d’archives filmées et de documents précieux, à commencer par l’immense Journal. Le nouveau pavillon est très beau et le nom de Czapski est partout. Cela m'a beaucoup ému de constater cette reconnaissance nationale à notre ami. Quant à l'état de la Pologne je ne saurais qu’en dire. J’ai bien entrevu, tard le soir à la télé, un débat qui me semblait haineux, mais je n’en ai rien compris. À Cracovie, qui reste en effet une ville d’exception, j'ai vu de bonnes et belles librairies pleines de traductions de partout et pleines de gens souvent jeunes. La collection d'art contemporain polonais au Musée national est remarquable, avec quelques Czapski de premier ordre, un beau portrait d'adolescent de ton aïeul Pruszkowski ( !) et une superbe série de Witkacy. Enfin les rues de Cracovie, les cafés, les places et les jardins publics pleins d’enfants et d’une belle jeunesse, dégagent une vitalité réjouissante. Mais l’aperçu, en trois jours reste évidemment en surface »…
Les hommes de fer. – Bien entendu, j’avais lu et entendu ce qui se passe aujourd’hui en Pologne, avec les nationalistes hyper-conservateurs remuant avec démagogie le passé d’une Pologne insuffisamment dé-communisée selon eux, mais l’inquiétude et les mises en garde, en la matière de l’Union européenne me semblaient trahir, une fois de plus, la même méconnaissance et le même mépris de ce pays martyrisé et rayé de la carte à plusieurs reprises.
Pourtant une formule du message de Pruszkowski résumait mon sentiment profond à cet égard, selon laquelle il fallait « défendre les Wajda ».
Ce que sont « les Wajda » ? C’est, pour ma part, le souvenir incandescent d’un des premiers chefs d’œuvre de cinéma que j’ai vu en ma prime jeunesse : Cendres et diamants, d’Andrzej Wajda, vu au cinéma d’art et d’essai Le Bourg, à Lausanne. Ou, à l’autre bout de cette œuvre conjuguant l’éthique et l’esthétique : L’homme de fer et, rejoignant explicitement le témoignage de Joseph Czapski : Katyn.
« Les Wajda », c’est à la fois la grande intelligentsia polonaise, de Czeslaw Milosz à Leszek Kolakowski, de Witkiewicz à Czapski, de Gombrowicz à Mrozek, mais c’est aussi l’art et la spiritualité, et ce sont tous les « invisibles » qu’évoque Soljenitsyne et qu’on retrouve avec le regard de Czaspki : les gens sans grades, les Tout-le-monde de tous les pays, l’humanité sans « ismes » de Tchekhov…
Quoi de neuf à part la bonté ? – Quoi de neuf en Pologne, à part les vieux démons qui remuent comme partout depuis la nuit des pouvoirs et de la haine ? Je dirai ce dimanche soir de 1er mai : le travail des gens honnêtes, qui sont parfois des artistes, et des artistes qui ne sont vraiment bons qu’honnêtes, comme Joseph Czapski, Andrzej Wajda, Stanislaw Ignacy Witkiewicz ou Wyslava Symborska l’auront été chacun à sa façon.
Joseph Czapski me dit un jour, dans son atelier de Maisons-Laffitte, que le christianisme racontait essentiellement pour lui une histoire de la bonté. Or il était capable de s’ériger aussi vivement contre les chrétiens antisémites que contre les juifs réduisant les Polonais à des antisémites, les fascistes ou les communistes. Enfin un autre soir, alors qu’il perdait la vue, il me demanda de lui relire la nouvelle de Tchekhov intitulée L’étudiant, dont je venais de lui parler et que j’avais dans ma poche - la préférée de l’écrivain et qui fit venir, aux yeux du témoin de toutes les horreurs, de vieilles larmes d’enfant…