LE FILS DE SAUL - Le fils de l'Etranger

Publié le 18 mai 2016 par Thebadcamels

Camus, dans L'étranger, traitait les faux-semblants de l'absurde par le biais d'un meurtre sur une plage algérienne. Ici, c'est Saul 'Ausländer' (nda : signifie 'étranger' en allemand) l'étranger. Et c'est sa volonté de rédemption qui paraît, de prime abord, absurde.
Si Saul ne voit pas, c'est parce qu'il le choisit. Si Saul choisit de ne pas voir, c'est parce que son quotidien est le plus horrible qui soit. Son quotidien, c'est celui des chambres à gaz d'Auschwitz, dont il frotte le sol à l'éponge après chaque 'traitement'. Qu'il débarrasse des 'pièces' qui l'encombrent pour faire place nette afin d'accueillir les victimes suivantes. C'est un quotidien infernal. (Les flammes des crématoires sont là pour le rappeler qui tissent une basse continue crépitante.)Le premier plan du film illustre parfaitement cette cécité volontaire qui accompagnera Saul Ausländer tout le long du film. C'est un plan flou. Suffisamment long pour qu'on se mette à réfléchir. Mais qui s'interrompt avant d'être 'à charge', ou de devenir un effet de style. Et puis il y a les cris. Étouffés, amputés. Les cris en toutes langues composent un patchwork européen de l'horreur. De l'indicible. Ils répondent au flou de l'image : car ils suggèrent sans dire tout comme la caméra ne montre pas - ou si peu, finalement. On entend des murmures. Des bruits de portes coulissantes. On entend d'ailleurs beaucoup plus distinctement qu'on ne voit. Car l'amour rend aveugle. Pas sourd.Ce flou nous plongera dans un malaise profond - car on sait que ce que l'on devine est pire que ce qu'on ne voit pas. Saul quant à lui choisit de ne pas voir. Aussi ne regarde-t-il par ailleurs jamais personne dans les yeux. Jamais plus d'un instant en tout cas. Et ce regard est encore un autre cri. Il ne regarde jamais personne parce qu'il fuit les morts pour ne pas devenir fou. Parce que, dans Auschwitz, vivants comme trépassés, 'nous sommes tous déjà morts', déclare-t-il. Tous, y compris ce fils. Ce fils adoptif d’outre-tombe dont il importe peu, en vérité, qu'il soit ou non le véritable fils de Saul. Il en est lui-même, littéralement, le fils spirituel. Il en espère en tout cas son salut. Parce qu'il a trouvé une sorte d'Élu dans ce garçon qui n'a pas voulu mourir tout de suite. Qui a réchappé des gaz. Et le fait que cet Élu ne soit probablement pas son fils n’en rend le geste de Saul que plus absurde. Plus noble.C’est pour cet Élu, pour la mémoire de cet élu, que Saul risquera le peu qu'il a : sa misérable vie, dans laquelle son âme est à l'étroit. Jusqu'à ce qu'il choisisse, enfin, de voir de nouveau... Longuement. Délibérément. Heureusement. Parce qu’il peut désormais, avant toute chose, s’aimer lui-même de nouveau. Et l’humanité avec.
Le rapport de format du film se rapproche d'un 4:3 soviétique. Vertical. Heroïsant le sujet central. Mais là où le cadre soviétique délimitait un monde borné qui n'attendait que l'homme nouveau pour Maître, le cadre présent génère une claustrophobie sans ligne de fuite. Plus imperméable que si le réalisateur avait montré les grillages et les miradors. 'Le royaume des cieux est en vous'. C'est également le cas de l'enfer. On n’avait probablement pas rencontré tant de parti-pris dans l'intensité depuis le 'Requiem pour un massacre' (dont le titre original en russe est d'ailleurs : 'Venez, et vous verrez') d'Elem Klimov. 'Le fils de Saul' de László Nemes, à notre humble avis, est un bien meilleur film. Car quand 'Requiem pour un massacre' parle - avec une virtuosité certaine, appuyée - au corps du spectateur (ou plutôt : le tabasse jusqu’à l’envie de vomir), 'Le fils de Saul' contraint quant à lui l’“espace vital” du champ de vision du spectateur, pour dialoguer en prise directe avec son âme. Et ce, dans une économie de moyen au service de la résonance intérieure du film.
8/10
Matthieu Gredain