Mémoire vive (96)

Publié le 18 mai 2016 par Jlk

À La Désirade, ce 1er décembre 2015. - J’avais rendez-vous ce matin avec le Dr M***, pour un premier aperçu des résultats de la radiothérapie, sur la base d’un test sanguin. Or on peut être rassuré pour le moment, avec un taux de PSA de 9, après le pic de 14 qui a nécessité le traitement. Le cancer est sous contrôle, dans sa capsule, sans métastases à ce qu’il semble, mais on ne pavoise pas pour autant. Nous avons pris rendez-vous pour mars prochain, en espérant atteindre le chiffre « normal » de 7 ou de 5, en attendant mieux.

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La lecture de Freud m’intéresse à proportion de son contact avec la réalité humaine. Pourtant ce souci n’a rien d’anecdotique. Il s’agit juste d’échapper à une nouvelle idéologie, sans parler des chapelles qui s’en disputent l’interprétation.

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Ce qui me semble important, pour éviter toute lassitude et toute aigreur, c’est de se concentrer sur les objets et ne pas se laisser contaminer par le clabauage et la morosité ambiants. Claude L***, à la rédaction de La Tribune de lausanne, m’appelait le pinson des neiges, au motif que je sifflotais du matin au soir Et cela, ma foi, m’est resté : je chantonne tout le temps.

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Je me reproche parfois d’avoir perdu beaucoup de temps au fil des années, surtout entre 25 et 35 ans, mais, d’un autre point de vue, je ne me suis jamais arrêté sur mes chemins de traverse, alors que tant d’autres qui semblaient si affairés se sont encroûtés pour l’essentiel. Et puis, comme disait mon ami Thierry Vernet : on ne peut pas être et avoir été, donc passons.

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L’idée de Nietzsche (selon Peter Sloterdijk) que l’Antiquité ne cesse de se régénérer et constituerait une présence habitable pour qui l’admettrait, me convient pleinement. Homère est un présent toujours possible, de même que Socrate via Platon ou Hérodote, Virgile ou Théocrite. Je choisis ce qui m’est réellemnent contemporain, à tous les siècles, mais l’Antiquité nous désaltère de l’eau la plus fraîche, Chine comprise cela va sans dire.

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Un problème, qui est parfois le mien, tient au fait qu’on oublie tout au fur et à mesure, et c’est à la fois tant pis et tant mieux vu qu’on crèverait de tout se rappeler. Puis on se dit (je me dis) qu’heureusement : on écrit, et mes carnets en conservent les traces depuis 1966. Puis on oubliera ce qu’on a écrit…

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Lire La Commedia de Dante aujourd’hui n’a aucun sens si l’on n’y voit qu’un devoir culturel ou pire : un programme de développement personnel, alors qu’elle ne relève que de l’expérience vécue de la poésie.

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Le dernier film de Nanni Moretti, Mia madre, nous a beaucoup touchés, L. et moi, nous rappelant les derniers jours de nos mères respectives.

Le film – l’un des plus limpides et sensibles de Moretti, avec La chambre du fils -, est un modèle d’humour tendre à dérives, parfois, de douce folie, et rien n’y est discordant ni banal : tout est perçu à fleur d’émotion et au gré de retours de mémoire rantôt poignants et tantôt cocasses.

En outre, ce film m’a rappelé le texte qui m’a été inspiré par les quinze jours que nous avons vécus après l’accident cérébral de notre mère, qui constitue la dernière partie des Passions partagées.

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Pascale Kramer m’a adressé, dans l’après-midi, un message de vive reconnaissance, à propos du long texte que j’ai consacré à son Autobiographie d’un père, où elle me remercie particulièrement d’avoir souligné, dans ma présentation du livre, le thème du pouvoir souvent abusif exercé, par ceux qui détiennent le savoir et le langage, sur ceux qui en manquent – les sans-mots de la classe moyenne inférieure, nouvel avatar du prolétariat qu’on retrouve dans ses autres livres autant que dans les romans d’un Philippe Djian.

Ce mercredi 9 décembre. – À Vevey, dans un ancien restaurant transformé en bar à tapas. Typique des métamorphoses actuelles, mais je ne suis pas forcément contre : va pour la mutation. J’y lis Le magnétisme des solstices de Michel Onfray, son journal. Et tout de suite je suis rebuté, après le titre qui veut « faire poétique », par l’agressivité prétentieuse et la démagogie balnéaire de l’hédoniste. Et dire qu’on appelle ce sophiste un philosophe, alors qu’il ne fait que jongler avec les idées des autres, soit pour les nier soit pour s’en parer comme des plumes d’un paon. Sa prose sans style me rappelle par trop les sectes rationalistes du siècle dernier dans leurs libelles fleurant déjà le rance.

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Ne plus penser qu’à donner, à produire, si j’étais un arbre je le dirais sans penser : à fleurir

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Réviser son histoire de la philosophie occidentale dans la classe du professeur Revel est un vrai bonheur, surtout dans la forêt, sur un banc de cette allée silencieuse...

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La lecture de L’Encyclopédie capricieuse du tout et du rien m’intéresse et parfois m’épate ou me donne de nouvelles idées, mais je m’en éloigne quand Charles Dantzig moralise (un peu) ou dogmatise (à la française) ou quand il laisse affleurer son personnage de célibataire homo de gauche, ou de littérateur à la Sollers qui se met alors à poser et à plastronner sur le même air du solipsisme fameux, fumeux et furieux que d’autres intempestifs à la Nabe ou à la Dante, comme quoi il n'en est qu'un en France littéraire et c'est MOI, MOI, MOI...

Tout cela qui, vu avec un peu de recul, et par exemple de La Désirade, paraît assez dérisoire. Le défaut que je signale, qui est aussi défaut de style, se retrouve d’ailleurs dans son roman, qui s’empêtre dès que l’auteur devient « journaliste » ou même propagandiste de la cause gay.

Assez significativement, Dantzig croit (d’après ce qu’il en dit dans ses interviews) que son personnage de politicien de droite homophobe est le personnage le plus important et le plus réussi du roman, alors que c’est tout le contraire à mon avis : une caricature sans nuances ni consistance, bref tout qu’un personnage de roman convaincant, alors que le reste du livre est plein de très bonnes choses et d'une écriture souvent épatante. 

De fait, Charles Dantzig est un lecteur aussi poreux que Sollers et un prosateur hors pair quand il oublie de poser.

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J’ai parfois l’impression qu’il y a un fantôme en moi, un être physique autre, peut-être dépendant de la maladie ? Ou peut-être n’est-ce qu’une fantasmagorie ?

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Est-il obligatoire, pour le fils, de tuer le père afin de s’affirmer ? Et s’il ne s’agissait pas, plutôt, pour le fils, de de se protéger du père tueur ?

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Nous parlons, avec un ami, du phénomène d’époque que constitue l’effarant manque d’attention de beaucoup de nos contemporains. Maurice Chappaz y voyait la plus grande tare de ce temps - et c’était avant l’Internet.

Ce mardi 15 décembre. – J’ai fait cette nuit un rêve à caractère récurrent puisque, une fois de plus, je me suis retrouvé dans le Vieux Quartier de mes récits et de mon ancienne vie aux escaliers du Marché. Or l’accès au numéro 13 de la rampe en question m’était interdit par une porte murée, et je n’en finissais plus de tourner en rond dans le quartier à moitié en ruines, véritable chaos de murs effondrés dont le décor m’apparaissait avec une extrême précision, copie conforme de mes souvenirs, jusqu’au moment où je me suis retrouvé dans la voiture d’un personnage à la fois inconnu et complice…

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J’ai résolu, pour le temps qu’il me reste à vivre, de me montrer beaucoup plus réservé et distant, en sorte de me protéger, d’une part, et d’autre part de rappeler, à ceux qui tendent à tout niveler, que tout n’est pas égal et que tous ne sont pas égaux. Cela allait de soi du temps de notre jeunesse, où un homme de plus de 60 ans méritait quelque respect, alors qu’aujourd’hui les jeunes mufles des milieux littéraire et médiatique ont perdu toute jugeote à cet égard et se croient la mesure de tout.

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La médiocrité m’est de plus en plus insupportable, et ce matin (avant l’aube) je me sentais l’humeur d’un Léon Bloy ou d’un Thomas Bernhard, vitupérant les crétines et les couillons des milieux littéraire et médiatique, après quoi j’ai retrouvé ma bonne amie et mon bon naturel, etc.

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La lecture de Pap’s, de l’ami Antonin, me rappelle à la fois le personnage et la personne d’Emile Moeri, sonpère qui fut mon ami, et mon propre père avec lequel j’ai pu nouer, aussi, de tardifs liens d’amitié.

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La question de l’intimité se pose avec la pratique de l’Internet, et la nécessité d’une protection s’imposera de plus en plus. Il s’agit de protéger son corps et son cœur, donc son esprit et son âme, puisque le corps et l’âme ne font qu’un. L’âme est la partie la plus personnelle de la personne, qui doit être protégée parce qu’elle est aussi la plus sensible et la plus secrète.

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En lisant le Pap’s d’Antonin Moeri, je découvre un aspect d’Emile que j’ignorais, lié à sa recherche personnelle de jeune homme en quête d’absolu et en mal de céativité littéraire. Les velléités d’écriture du père, devenu médecin, ont été formulées dans les quatre cahiers noirs qu’il a remis à son fils avant sa mort, et l’on y perçoit une réelle nature d’individualiste possiblement créateur, en rupture avec son milieu de vignerons vaudois mais sans la force nécessaire à la poursuite, de front et sur la durée, d’une activité de médecin et d’écrivain. À en juger par les extraits de ces cahiers, autant que par les nombreuses cartes postales que j’ai reçues d’Emile, celui-ci avait une qualité d’observation et d’expression révélant une certaine originalité, mais ses essais en matière de narration ne semblent guère, en revanche, bien concluants.

Assez curieusement, ce travail de mémoire du fils marque, plus qu’une relation de fils à père, celle d’un fils à l’égard d’un autre fils, avec le décalage d’une génération.

Pour ce qui me concerne, je vois au moins deux raisons de m’intéresser à ce livre, qui éclaire une personnalité que j’ai bien connue tout en faisant revivre une époque et un milieu – toute une société en voie de disparition. De Pierre Estoppey à Georges Haldas, Olivier Charles ou Jeannot l’Oiseau, entre vingt autres écrivains ou artistes, tous les amis d’Emile, à part l’abbé Vincent, ont disparu. Or Antonin, à travers le portrait « en creux » de son père, restitue bel et bien quelque chose de cette époque, avec ses créateurs et ses amateurs éclairés, même si l’on eût pu en dire beaucoup plus sur les relations d’Emile et de Charles-Albert Cingria, ou de Louis Moilliet.

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En lisant ce matin plusieurs chapitres du Sable mouvant d’Henning Manckell, je pensais à l’angoisse particulière que doit susciter le verdict fatal d’un cancer sans rémission, et j’ai naturellement rapporté son cas au mien en attendant d’en savoir plus sur celui-ci dans les semaines et les mois à venir…

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Le sentiment, ou plus exactement la sensation, à la fois physique et métaphysique, que tout est finalement néant et poursuite du vent, se trouve contredit, en moi, par la conviction (le sentiment intérieur) que tout a un sens. Or ce double sentiment recoupe ce que John Cowper Powys exprime à la dernière page de son Autobiographie… 

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J’aimerais mieux qualifier (plus que définir) le type de relations (en majorité non-relations) établies à l’enseigne d’Internet, autant sur les blogs que par Facebook. Dans quelle mesure ces relations sont-elles plus que des échanges virtuels et plus que des illusions ou des fantasmagories ? Cela mérite, je crois, d’être observé et discuté.

Réduire l’Internet à une poubelle, selon l’expression d’Alain Finkielkraut, me semble excessif et injuste, mais dire comme lui qu’il y quelque chose d’ « atroce » dans ce que permet Internet me semble en revanche justifé à bien des égards, et notamment dans le déferlement des opinions assenées et des invectives anonymes tous azimuts.

Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un bon usage de la Toile à défendre contre la vulgarité, le clabaudage et le n’importe quoi.

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En lisant le chapitre d’une vie de Dante consacré à la Vita nova, je conçois plus précisément la formidable cohérence de tout l’édifice intellectuel et moral, mental et spirituel, philosophique et poétique de cete œuvre finalement accomplie dans la Commedia. Œuvre-somme d’un seul homme – livre total, comme le qualifiait justement François Mégroz qui avait le tort, en revanche, de considérer que cette seule lecture suffisait pour une vie…

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J’aurai toujours été de l’espèce des généreux, en butte au dédain voire au mépris des égoïstes et des ladres. Aujourd’hui je peux le dire tranquillement : que tous ceux, jeunes surtout, que j’ai soutenus, aidés, encouragés d’une manière ou de l’autre, en littérature, m’ont laissé tomber comme une vieille chouette. Or je me sens, intérieurement, bien plus jeune qu’eux ; et ce n’est pas pour me rassurer à bon compte que je le constate : c’est parce que c’est vrai.

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Je me le disais, hier, sans trop de dépit : que pas un de mes profs, ni du collège ni du gymnase, pas plus qu’aucun de mes camarades de collège ou de gymnase, ne m’aura jamais fait un signe à la suite de mes publications. Ce qui s’appelle être prophète en son pays : plus qu’inaperçu, sciemment ignoré. Mais c’est ainsi, aussi, qu’on se blinde et qu’on avance plus librement.

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Ma bonne amie a des antennes : c’est un vrai radar à détecter la fausseté.

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La (re) lecture du Comment lire d’Ezra Pound ramène aux fondamentaux, selon l’expression consacrée, mais il suffit de le citer pour couper court à toute platitude convenue : « L’enseignement littéraire était, au début du siècle, encombrant et inefficace. Il l’est encore. Certains professeurs étaient « touchés » par les « beautés » des auteurs (généralement décédés), le système, en bloc, manquait de coordinations. Etudiant la physique, on ne nous demande pas d’apprendre la biographie des disciples de Newton qui s’intéressent à la science, mais n’ont réalisé aucune découverte. On laisse l’étudiant se passer de leurs tâtonnements, notes de blanchissage et expériences érotiques. Le mépris général de l’éducation classique, plus spécialement des humanités, la dérobade générale du public devant tout livre « de mérite » et, sur un autre plsn, la publicité flamboyante qui enseigne « comment faire semblant de savoir quand on ne sait pas » auraient pu avertir les sensibles qu’il y a quelque chose de défectueux dans les méthodes appliquées de nos jours à l’étude des Lettres ».

Rien à changer à cette entrée en matière datant de 1934. Juste ajouter que c’est, aujourd’hui, pire qu’alors…  

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En vérité, révérence à ma mère, je me sens bien plus réaliste que mystique.

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Cauchemar du souterrain cette fois, que j’ai raconté à Lady L. dès mon réveil.

Je me trouvais en voiture avec Jean Ziegler. Celui-ci m’impatientait un peu en ne répondant pas à mes questions, notamment à propos de droit de l’ordre du Conseil de sûreté.

Cependant, arrivés en un lieu d’où la voiture devait emprunter un souterrain, je quittais la voiture de fonction en compagnie de la jeune Alexia, 5 ans, que je prenais sur mes épaules pour entreprendre la traversée du souterrain. Or celui-ci se présentait d’abord sous la forme d’une entrée de grotte étroite mais assez haute, pourvu d’une voûte de type gothique qui ne posait pas de difficulté de progression. Ensuite en revanche, comme toujours dans ce type de cauchermar, le boyau se rétrécissait et le plafond s’abaissait jusqu’à me forcer à me traîner à genoux avec l’enfant. Sur quoi, saisi d’angoisse, j’entreprenais de reculer, toujours chargé de mon fardeau, et forçant ceux qui nous suivaient de reculer eux aussi, jusqu’au moment soulageant où nous nous retrouvions « toute la bande » avec les fumeurs de cigarillos, sur une aire où les quolibets fusaient. L’un des moqueurs raillait mon peu de savoir-faire pratique. Je le défiais alors de traverser le souterrain sans lâcher sa cigarette. Il se débinait et je lui lançais (écho direct de ma lecture de Sable mouvant, hier soir) qu’il fallait parfois avoir le courage d’avoir peur. Mais le rêve s’arrêtait là et je n’ai pas bien compris ce que Jean Ziegler venait y faire.

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À de certains moments, il faut choisir entre la sincérité qui isole plus ou moins et la faveur du groupe ou de la meute. Au plus haut du panier, ce serait Alceste contre Philinte, mais le plus souvent c’est mélangé, jusque sur les réseaux sociaux ou la lèche et la hyène se partagent le terrain.

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Une grande publicité, dans Le Point, fait état du jugement de Marc Fumaroli, grand érudit, professeur au Collège de France et académicien, à propos du Livre des Baltimore de Joël Dicker. Comme quoi il aurait été « emporté ». Ce qui dénote, probablement, certaine complaisance mondaine à l’égard de son ami Bernard de Fallois, mais est-ce bien nécessaire de s’abaisser à cela pour un tel homme de goût ? En tout cas, je ne crois pas un instant que ni lui, ni Fallois, aient pu gober les niaiseries du Dicker bis. Mais le succès, n’est-ce pas ? Et la flatteuse jeunesse…

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La mentalité ésotérique m’a toujours rebuté, je ne sais trop pourquoi, peut-être à cause des divers gourous et autres sectes qui l’illustrent plus ou moins. Je pourrais d’ailleurs en tirer des récits cocasses tirés de mon expérience personnelle, entre les disciples de Gurdjieff et ceux d’un certain prétendu sage indien débarquant à Lausanne en Rolls au début des années 70, les adeptes du Temple solaire et autres naïfs ou illluminés, charlatans et consorts. Par opposition, ma lecture de Dante est prosaïque et tout axée sur la poésie. Je vois ce que je lis et discerne, et ce qui parle à mon oreille et à mon esprit, c’est tout. Ensuite, les doctes peuvent me dire qu’il y a quatre voies d’accès à la lecture de la Commedia, la voie littérale, la voix synthétique, le voie didactique et la voie anagogique : je prends note et je passe, comme j’ai pris note et passé quand Alain Daniélou m’apprenait, sur un banc de Chandolin, sous les mélèzes centenaires, qu’il y a à la vie quatre sens…

Dans la foulée je lis Le Purgatoire sans me forcer, sans préjugé ni conclusion prématurée.

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Le trésor de citations d’auteurs de partout et de tous les temps réunies par Simon Leys dans Les Idées des autres, ne cesse de m’épater et d’avérer l’idée de Cingria qui disait que le meilleur critique serait celui qui se bornerait à coudre ensemble des citations. Pourtant il va de soi que citer les grands auteurs, ou les plus humbles, voire les plus méconnus, n’a de sens que si la démarche procède d’un choix personnel découlant de la sensibilité et du goût du lecteur. Ainsi Leys précise-t-il en sous-titre que « ses » Idées des autres ont été « idiosyncratiquement compilées » par lui pour « l’amusement des lecteurs oisifs »…

Or, de même que Simon Leys trace une manière d’autoportrait par le seul fait de son choix de citations (sur les amis, l’amour, l’argent, l’attention, la beauté, la femme, la jeunesse, la mort, le rire, les sauvages, etc.), chaque lecteur se révélera lui-même en choisissant dans ce choix les citations (de Rousseau, Valéry, Baudelaire, Simone Weil, Zhuang Zi, etc.) de son propre goût.

Je choisis aussitôt celle de Simon Weil sur l’attention: « L’attention absolument sans mélange est prière. Toutes les fois qu’on fait vraiment attention on détruit du mal en soi ». Ou ceci de Nietzsche : « Concocte ton baume avec ton poison ». Ou cela de Gerard Manley Hopkins. « Là où il n’y a pas de mystère, il n’y a pas de vérité ».

Ce dimanche 27 décembre. – Notre mère aurait eu 99 ans aujourd’hui. Elle aurait mis sa jolie robe verte et aurait tenu à monter à La Désirade sans aide, et de notre balcon elle aurait admiré la vue et se serait réjoui du beau temps et de la douceur pour ainsi dire estivale du jour. Pour ma part, je suis allé me balader, via Google Earth, sur les crêtes siennoises, puis en Californie, du côté de San Diego où nous irons l’an prochain, et finalement à Shanghai et environs où nous n’irons jamais…

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Maritain dans Les idées des autres : « Il faut avoir l’esprit dur et le cœur tendre. Mais le monde est plein de cœurs secs à l’esprit mou ».

Une citation de R.A. Torrey dont j’avais fait l’exergue du Viol de l’ange : «L’enfer est l’asile d’aliénés de l’univers, où les hommes seroint persécutés par leurs souvenirs ». 

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On le taxera d’élitisme, mais Paul Valéry a raison quand il écrit que « tout le monde ne tend à lire que ce que tout le monde aurait pu écrire ». Ce que j’appelle la meute, qui est légion sur les réseaux sociaux et environs, mais pas que…

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Je ne sais si c’est l’effet de l’âge, exacerbé par la conscience physique de la maladie, mais la lecture de Sapiens, qui fait la synthèse de l’histoire de notre espèce, me passionne depuis quelque temps, sans doute aussi à proportion du talent de narrateur et de vulgarisateur de Yuval Noah Harari. Sa façon de raconter la saga du bipède plus ou moins pensant, en variant à tout moment la profondeur de champ et le point de vue, entre le cendrier et les étoiles, multipliant les effets de décentrage synchronique ou diachronique, et ne cessant de procéder aussi par recoupements et regroupements synthétiques, est tout à fait captivante pour un ignare de ma sorte en matière scientifique et paléonotlogique…

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Je retombe sur ces lignes de la préface à L’Inassouvissement, par Witkiewicz lui-même, datant de décembre 1929, et je les recopie aussitôt tant elles s’appliquent aujourd’hui, et sûrement plus qu’alors, à ce que la critique littéraire est devenue, en Suisse romande autant qu’en France : «Le manque de formation intellectuelle de la plupart des critiques, l’absence chez eux d’un système de concepts pour juger de la valeur d’une œuvre, joints à la production massive de la médiocrité et à l’inondation du marché par la traduction de camelote étrangère, tout cela donne une triste image de la décadence littéraire. Que peut-on exiger du public, si la critique elle-même se trouve à un niveau inférieur à la moyenne ? » 

À la Désirade ce jeudi 31 décembre. – L’année s’achève tout tranquillement, d’abord au cinéma où nous sommes allés voir L’Hermine, relation d’un épisode judiciaire vécu par un président de cour d’assises fatigué (Fabrice Lucchini) qui retrouve, dans le jury de cette pauvre affaire,une femme dont il est tombé amoureux lors d’un séjour à l’hôpital – elle se trouvant interprétée par l’actrice danoise Babette Knudsen, devenue célèbre par la série Borgen et bonnement irradiante en l’occurrence.

Le film est d’ailleurs fait pour ces deux acteurs, sans développer rien d’intéressant sur l’affaire d’infanticide qui les réunit.

Tout cela pour donner une espèce de téléfilm assez moyen, en dessous de plusieurs des séries que nous avons vues ces derniers temps.

Après le cinéma, nous sommes allés à Villeneuve, à L’Oasis, où nous nous sommes régalés une fois de plus de filets de perches pêchées Dieu sait où – nous ne voulons pas le savoir…  

Et voici pour l’année 2015, durant laquelle j’aurai écrit trois nouveaux livres sans rien publier que des centaines d’autres textes sur la Toile…