Mémoire vive (97)

Publié le 25 mai 2016 par Jlk

Ce vendredi 1er janvier 2016. – Premier jour de l’an. Seuls à la Désirade, entourés d’un épais brouillard gris perle qui se lève ensuite sur un grand ciel tout neuf. Je pense à la disparition du grand paresseux (quelque six mètres de hauteur) et des chats à dents de cimeterre, il y a environ 45.000 ans, probablement liée à l’intrusion de Sapiens sur les terres dites plus tard américaines. Je pense aussi à Sophie qui héritera de ce carnet ramené de Bangkok par sa sœur, à l’effigie de Ganesh.

Ma bonne amie m’annonce ce matin qu’elle me connaît depuis 52 ans. Plus d’un demi-siècle, mais à peine un clignement de cil en regard du Long Récit esquissé par Yuval Noah Hariri dans sa « brève histoire » de notre espèce sous le titre, précisément, de Sapiens.


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Certains individus ont la conscience (ou l’imagination) de la longue durée, et d’autres pas. Durant 60 ans environ, je ne me suis jamais soucié du fait que l’homme soit né au quaternaire, mais aujourd’hui je le conçois mieux, avec le recul de l’âge, la conscience plus proche de ma fin et l’acceptation de mon sort infime, et radieusement reconnaissant à La Vie, entre les deux infinis de Pascal à la vision duquel, à vrai dire, je préfère celle de Montaigne ou de Rabelais.


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Travaillant à émincer la cinquantaine de textes que j’ai consacrés l’année passée à mes lectures, je constate que mes appréciations et autres jugements, qu’il m’arrive de nuancer un peu de manière plus indulgente ou au contraire plus sévère, ne changent quasiment jamais en ce qui concerne le noyau de chaque livre, qu’il s’agisse d’une oeuvre littéraire de grande envergure comme l’Atlas d’un homme inquiet de Christoph Ransmayr, à mes yeux le meilleur livre de cette année, ou d’un roman raté comme Le Livre des Baltimore de Joël Dicker. Au noyau du premier : la poésie du monde ressaisie avec une plasticité sans pareille, entre le cendrier et l’étoile ; et du second : le toc d’une fabrication faite pour plaire.

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La vie par procuration m’a toujours révulsé, dont j’ai perçu les méfaits dès l’apparition de la télé. Celle-ci aura été, dès la seconde moitié du XXe siècle, le miroir aux alouettes par excellence et le vecteur universel de toutes les envies et de tous les ressentiments – le départ de cette course néfaste à la comparaison qui caractérise et intoxique l’esprit de notre temps.


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Ceci de Thucydide, qui recoupe en somme les témoignages des soldats russes collectés par Svetlana Alexievitch dans Les cercueils de zinc : « En ce qui concerne les actes qui prirent place au cours de la guerre, je n’ai pas cru devoir, pour les raconter, me fier aux informations du premier venu, non plus qu’à mon avis personnel : ou bien j’y ai assisté moi-même, ou bien j’ai enquêté sur chacun avec toute l’exactitude possible. J’avais, d’ailleurs, de la peine à les établir car les témoins de chaque fait en présentaient des versions qui variaient selon leur sympathie àl’égard des uns ou des autres, et selon leur mémoire. À l’audition, l’absence de merveilleux dans les faits rapportés paraîtra sans doute en diminuer le charme ; mais si l’on veut voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies, qu’alors on les juge utiles, et cela suffira : ils constituent un trésor pour toujours, plutôt qu’une production d’apparât pour un auditoire du moment ». Vrai pour la description de l’univers des déportés en Sibérie, dans le Sakhaline de Tchékhov, et vrai aussi pour l’immense travail de documentation sur les guerres ou la catastrophe nucléaire de Tchernobyl accompli par Svetlana notre sœur Courage.


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D’un nouvel ami, via Facebook, au prénom de Florian et à qui j’avais envoyé L’échappée libre, j’ai reçu, en remerciement, un petit roman d’Antonio Moresco, La Petite lumière, qui m’a aussitôt saisi par la qualité fine de son récit, à caracère allégorique m’évoquant immédiatement ma propre situation de veilleur à l’écart qui, tous les soirs, de l’autre côté du lac, aperçoit les petites lumières de Novel sur l’ubac savoyard.
La lecture de La petite lumière me rappelle mes premiers saisissements à caractère métaphysique, correspondant aux intuitions vertigineuses qui nous viennent à l’adolescence ou à la prime jeunesse, avec l’étonnement devant son unicité, la peur de l’inconnu, la splendeur et l’étrangeté de la nature, puis la découverte des mots qui nous permettent de l’exprimer, la première expérience des mots qui font mal ou qui peuvent faire mal, et les sentiments variés, la tristesse ou la joie, le mystère de tout ça, etc.


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Le portrait est un art très délicat, dont la moindre nuance de vérité tient à des riens. Il ne s’agit pas que de ressemblance, mais de suggérer une présence qui tient ni plus ni moins qu’à l’âme de la personne. Sur un dessin fait d’après une photo, j’ai tenté ainsi de capter l’âme de S***, mais je ne crois pas que ce soit la bonne méthode. La mémoire est plus fidèle que la machine, je crois. Ainsi vaut-il peut-être mieux fermer les yeux au moment de réaliser le portrait de nos plus proches.


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La véritable amitié exige distance et pudeur, délicatesse et fermeté. Couper court à toute Schwärmei, à l’enseigne de ce que René Girard appelle la médiation externe, c’est à savoir le partage des passions purifié de toute rivalité compétitive.


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La lecture d’une traite, ce soir, de Vertige de la force, le dernier essai d’Etienne Barilier, m’a fait grande impression. C’est la meilleure réponse qu’on puisse opposer à ceux qui pensent que l’Occident n’a plus rien à offrir, aux désespérés et autres écervelés attirés par le terrorisme et toute forme de violence. Son argumentation est très étayée, et le noyau de sa réflexion me semble vraiment toucher au fond de la question : au tréfonds de l’Abgrund selon Heidegger, cette idole blême.


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On voudrait nous faire croire que les djihadistes ont de nobles motifs, mais la seule vue de leurs gueules vociférantes suffit à la conclusion que ce sont pour la plupart des voyous assoiffés de violence et de sang, et qu’ils aiment ça jusqu’à la mort - drogués à mort qui plus est. Ceci dit, et par exemple en regardant la série américaine Banshee, je me dis que la fascination pour la violence se porte bien aussi, dans la sous-culture occidentale, même si certain humour noir à la Tarantino – réalisateur des plus équivoques à mes yeux, d’ailleurs - s’efforce de tirer la chose vers la comédie hilaro-gore. Or j’y vois plutôt, pour ma part, l’effet d’une démagogie caractérisée.


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Dans son préambule à La Fin de l’homme rouge, évoquant le désenchantement de la société russe actuelle, Svetlana Alexievitch pointe le côté second hand des fondamentaux recyclés de l’orthodoxie et du nationalisme, qu’on pourrait comparer aux multiples avatars actuels d’un revival des « vraies valeurs » plus ou moins frottées d’intégrisme, entre fondamentalistes chrétiens aux States et juifs ultra-orthodoxes ou islamistes radicaux ; et les cultes de Staline ou même d’Adolf Hitler de renaître à l’avenant…
Cette notion de seconde main est valable à de multiples point de vue, notamment dans le domaine de la culture où perdure, par exemple, le mythe incessamment ressassé de l’avant-garde, prétexte à tous les simulacres. En découvrant les « œuvres » des stars du marché de l’art contemporain, de Damian Hirst à Jeff Koons, entre tant d’autres, l’évidence de la seconde main me frappe depuis des décennies, et ça continuera tant que ça fera pisser le dollar. En outre, ce que raconte Svetlana Alexievitch à propos du nouveau culte de Staline et des voages organisés sur les sites de l’ancien goulag, rejoint les mises en scène de la télé-réalité et réactualise un roman d’Amélie Nothomb qui avait suscité la controverse au moment de sa parution, où il était question d’une jeu télévisé organisé dans un camp de concentration plus vrai que nature. En somme tout se recoupe, dans le domaine du simulacre et de la vie par procuration, et rien d’étonnant à cela : les mécanismes en sont élémentaires…


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Une nouvelle sorte de concentration m’est imposée par la maladie – ou plus exactement par le sentiment-sensation d’être perturbé dans mon intégrité physique, très fatigué et souvent en perte d’équilibre ou gêné dans la marche par des douleurs musculaires ou articulaires. Malgré ma tendance naturelle à dé-dramatiser, je suis plus à l’écoute de mon corps que d’ordinaire, selon l’expression au goût du jour, mais à part ça tout va bien, merci, et vous ?


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La lecture de Vertige de la force, le dernier essai de Barilier, m’a beaucoup intéressé, et je crois que j’ai des choses personnelles à y ajouter, notamment à propos de la fascination pour la violence, telle qu’elle apparaît par exemple dans la série Banshee dont j’ai regardé hier la fin de la deuxième saison – et je m’en tiendrai là.

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Le regard de Richard Aeschlimann, dans son récit autobiographique intitulé Comme des larmes tombées du ciel, est d’une telle acuité sensorielle et affective, et d’une telle capacité d’évocation, qu’il a fait resurgir en moi quantité de sensations et d’émotions qui me sont propres, mais évidemment liées au ton de la même époque, disons : la fin des années 50. Or, au fil du récit de ses souvenirs d’enfant mal loti en milieu un peu glauque, avec une mère désertant le foyer familial et une belle-mère peu aimante, notre compère remarque qu’en son enfance tous les adultes avaient l’air vieux. C’est le genre de remarques qui me laissent pantois tant elles rèvèlent une évidence inaperçue. Comme si je disais que ces années 50 ont été filmées en noir et blanc, jusqu’à l’apparition de la couleur au cinéma Colisée. Si je me rappelle en effet les hommes de notre famille, mon père et mes oncles, et plus encore nos grand-pères, tous avaient l’air de dignes Messieurs cravatés , tous costumés de gris anthracite ou de noir chez les plus âgés. Du côté des femmes il y avait un peu plus de couleur, même avant l’arrivée du Cinémascope, mais la voix du speaker de l’ATS (Agence Télégraphique Suisse) était elle aussi grise comme ces temps de guerre froide, que ce soit dans ses versions romande ou alémanique (Radio Beromünster, dans la Stube du Wesemlin), et toutes les nouvelles qui venaient par cette voix semblaient irrémédiablement sinistres, toutes également vieilles…
Ce mercredi 20 janvier. – Si ma mémoire est bonne, mon grand-père paternel est mort à 71 ans – à vérifier toutefois - après un séjour d’un certain temps dans une institution spécialisée de Sauvabelin. Il me semblait alors un très vieil homme, mais le « pépé de Lausanne » m’a semblé vieux dès sa retraite, alors qu’il était plus jeune que je ne le suis aujourd’hui, moi qui ne me sens pas du tout un vieil homme, malgré le « retour » des regards de ces jeunes gens qui paniquent déjà à l’approche de la trentaine et se figurent qu’arriver à quarante ans signifie une sorte de mort.
Or il me semble que notre génération (ceux qui sont nés avant 1950) n’a pas vécu cette angoisse du vieillissement, incarnant par excellence la première jeunesse épanouie du XXe siècle, contrairement à ceux qui sont nés dans les années 60-80. Je pense ainsi à la véritable déprime de certains jeunes confrères passant le cap de la trentaine, et cela n’a pas cessé d’empirer au point que les jeunes d’aujourd’hui s’attroupent en petites tribus ostensiblement opposées aux « vieux », sauf pour les utiliser socialement, tout en prononçant de beaux discours convenus sur l’exclusion des minorités économiques ou sexuelles, etc.


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Ce qui me frappe, dans les nouvelles générations, c’est que peu de jeunes gens de ma connaissance – je parle des jeunes écrivains et autres « créateurs » - vivent dans la continuité, et je dirai, s’agissant de littérature, que très peu envisagent ce qu’ils écrivent dans la perspective d’une œuvre à bâtir, se contentant de « coups » momentanés. Cette notion d’œuvre peut paraître académique, voire dépassée, mais je ne l’entends pas au sens d’une carrière conventionnelle : bien plutôt dans l’optique d’une construction cohérente et têtue, voire obsessionnelle, dont l’image qui me revient à l’instant est celle du terrible Adolf Wölfli coupant soudain court à toute intrusion étrangère ou toute distraction pour s’exclamer gravement : « Ch’muss’schaffe », je dois créer…


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Les témoignages recueillis Par Svetlana Alexievitch dans La fin de l’homme rouge, comme dans Les cercueils de zinc ou La supplication, relancent en sommne ceux que Dostoïevski et Tchékhov ont ramené des bagnes et autres lieux de relégation où il ont cru devoir se rendre pour en documenter la réalité de visu. Il y a ainsi une tradition russe de la compassion qui n’a pas d’équivalent en Occident. Les témoignages qu’on rendu un Soljenitsyne ou un Chalamov sur le goulag ont-ils des pendants en Occident ? Il me semble que non, car les écrits liés à l’univers concentrationaire sont de nature différente, même si certains auteurs, tels Jean Hatzfeld, Richard Kapuszcinski ou Patrick Deville ont fait œuvre de reporters et de témoins significatifs.


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Dans La peur de l’islam, Olivier Roy s’applique à rompre avec l’hystérie médiatico-politique française consécutive aux attentats islamiques en France, en établissant divers constats à contre-courant des opinions verrouillées de droite ou de gauche. Le premier de ces constats est que la « communauté musulmane » relève selon lui, en France, de la fiction. De fait, la plupart des musulmans français ne réagissent pas de façon homogène. La minorité des « radicalisés » ne représente qu’une fraction non représentative d’une population en voie de mutation, constituant une nouvelle classe moyenne qu’on rejette implicitement en la traitant de « communauté musulmane ».


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Christoph Blocher pointant la « dictature » rampante en train, selon lui, de s’établir dans le monde politique suisse au dam du bon peuple que lui seul prétend écouter et comprendre, incarne à mes yeux le type, matois et revanchard, du paysan parvenu trônant, content, devant son tas de fumier doré. Que celui-ci soit sans odeur, comme on le dit de l’argent, me rend le personnage d’autant plus odieux qu’il sert de couverture à toute une caste de privilégiés qui, de la terre et des gens humbles et honnêtes votant pour le tribun, n’ont strictement rien à faire.
En lisant le dernier récit d’Antonin, intitulé Pap’s et inspiré par la découverte des cahiers de jeunesse que lui a confiés son père avant sa mort, je me suis rappelé les mots du prélude de L’Ange exilé de Thomas Wolfe, et plus précisément le fragment de litanie qui m’est revenu tant de fois : « Qui de nous a connu son frère ? Qui de nous a lu dans le cœur de son père ? Qui de nous n’est à jamais resté prisonnier ? Qui de nous ne demeure à jamais étranger et seul ? »

Ensuite, au fil des pages, c’est aussi bien un Emile Moeri différent de celui que j’ai bien connu, qui m’est apparu à travers les pages qu’il a écrites dans les premières années de ses pérégrinations de jeune médecin attiré par la littérature et les artistes, évoquant tour à tour une mission en Israël, un premier amour, divers voyages, la rencontre de la pétulante Elsa, sa future épouse et mère de son futur premier fils (l’écrivain) au Mexique. Or Antonin semble avoir été aussi touché à la lecture des cahiers que lui a remis son père, que nous le sommes en découvrant leurs fragments insérés comme « en abyme » dans son récit assez peu circonstancié au demeurant ; mais il est émouvant de retrouver, sous la plume du fils écrivain, cette trace des velléités littéraires du fils d’un employé postal fuyant la médiocre débonnaireté vaudoise et s’appliquant à l’observation du monde qui l’entoure, au récit de ses rencontres et expériences diverses, ou à l’esquisse d’un roman jamais achevé. Ceux qui, comme moi, ont bien connu Emile Moeri, cardiologue veveysan estimé, ami de nombreux peintres et écrivains (de Charles-Albert Cingria à Georges Haldas, ou de Lélo Fiaux à Louis Moillet, notamment), auront sans doute apprécié les qualités de grand lecteur qui furent les siennes, autant que sa fine verve de correspondancier maintes fois constatée dans ses épatantes cartes postales. Mais Emile écrivain ? C’était peut-être son rêve en ses années de formation, finalement réalisé « à travers » son fils , mais jamais nous n’aurons eu le sentiment qu’il y aura eu chez lui un écrivain « empêché ». Assez curieusement, et là gît sans doute l’espèce de tendresse amicale qui s’en dégage, Pap’s, plus qu’un rapport de fils à père, instaure la relation diachronique de deux fils proches par leur rejet des conventions et leur vénération de la littérature, qui se retrouvent ainsi liée, par delà les eaux sombres, dans le cercle magique, sans rien de complaisant, d’un récit achevé nourri par des notes restées « du côté de la vie ».


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Je limite à l’extrême, sur Facebook et autres plateformes de l’Internet, l’expression de mes opinions, me tenant à l’écart des échanges criseux où n’importe qui se fait un devoir impératif de se prononcer sur n’importe quoi. Alain Finkielkraut déclare, dans son dernier livre, qu’il n’a point d’opinions à faire valoir : rien que des positions, et qui se défendent par l’argument, et c’est ainsi que je vois aussi la chose, même si l’affirmation de Finkielkraut me fait sourire alors qu’il la ramène à tout propos. Or je pense, quant à moi, que les opinions ne sont rien, ou plus exactement ne sont la plupart du temps que saillies momentanées, en tout cas au café du Commerce et sur les réseaux sociaux qui en sont le nouvel avatar, tandis que les positions nous engagent où nous sommes et dans la durée.

Ce dimanche 31 janvier. – L’on a appris aujourd’hui, « avec stupeur », la nouvelle du suicide de Benoît Violier, patron du célébrissime restaurant de Crissier et considéré comme « le meilleur cuisinier du monde ». Or ce « geste incompréhensible » l’est à proportion des honneurs récents ( cuisinier de l’année, etc.) et futurs, notamment à l’enseigne du non moins célébrissime guide Michelin, et en « contraste absolu » avec les dernières apparitions publiques du chef français, qui exhalaient la plus souriante sérénité. Mais non : voici qu’on le retrouve mort, par balle et chez lui, semant la consternation panique chez tous ceux qui le connaissaient (et sa charmante épouse et son fils gentil) et autres « fins gourmets », un commentateur poussant le bon goût jusqu’à parler du deuil « particulier » des gastronomes; et diverses « grandes toques » de participer à la déploration générale.
Quant à moi, le véritable culte voué à la gastronomie surfine m’a toujours exaspéré et, sans préjuger des causes de cet « acte insensé », j’y vois plutôt l’un de ces gestes dont on ne sait s’ils tiennent plus du désespoir ou de la rage, qu’on retrouve dans tous les romans de Simenon, à commencer par La fuite de Monsieur Monde, où soudain tel individu rompt avec les trop belles apparences et passe la ligne rouge, parfois en tuant et parfois en se tuant. Ce drame affreux, mais pas plus terrible en somme que d’innombrables tragédies individuelles ou collectives survenues le même jour, nous dit quelque chose de ce monde où l’on hisse une activité humaine (la cuisine, etc.) au rang de rituel quasi sacré, exaltée tous les jours par des joutes télévisées à vrai dire obscènes, réalisant tous les fantasmes de jouissance et de réussite qui, peut-être, on fini par écoeurer Benoît Violier – on n’en sait rien mais c’est ainsi que je le ressens alors que retentissent les thrènes médiatiques et autres jérémiades ostentatoires…