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Jean-Louis Giovannoni, Sous le seuil par Angèle Paoli

Publié le 27 mai 2016 par Angèle Paoli
Jean-Louis Giovannoni, Sous le seuil, récit,
Éditions Unes, 2016.
Vignette de couverture de Stéphanie Ferrat.


Lecture d’Angèle Paoli

« LE REGARD NE CONTIENT PAS ASSEZ »

Au commencement, cela évoque un journal. Indications temporelles et indications de lieux mises en relief par des interlignages sont parfaitement identifiables au premier regard. Cinq heures / 7h / Midi / 17h / Fin août… Au jardin / Poste de guet / Soleil. D’autres indices apportent des précisions. Lumière totale / Fournaise / Amours moites / Ultimes batailles… La plupart sont elliptiques. Elles semblent jouer le rôle de didascalies pour un théâtre sans paroles. Très vite, dès le second chapitre — il y en a vingt et un —, le lecteur se laisse porter / emporter d’un tableau à l’autre, passant du jardin premier au « chemin de fer abandonné ». Plus loin, changement de décor : le maquis serré, les châtaigniers du Casacconi et ses mises à mort remplacent fleurs et potager. Viennent ensuite le ruisseau, la cave, trous de maquis et trous d’eau, et le jardin, à nouveau. Est-ce le même ou est-ce un autre ?

Où donc sommes-nous ? Sous le seuil. C’est ainsi que l’annonce le titre du dernier ouvrage de Jean-Louis Giovannoni. Avec cette précision : récit. Qui dit récit dit personnages, dit aussi action. À feuilleter le livre, le lecteur perçoit d’emblée que chaque chapitre est constitué de paragraphes brefs dans lesquels les personnages principaux sont les fleurs les insectes les limaces les blattes les mantes religieuses les cloportes… et très vite, qui gîtent sous « les pierres plates », les mille-pattes scolopendres et pince-oreille. On ne sera pas surpris de constater que le récit est dédié à la poète Stéphanie Ferrat avec qui Jean-Louis Giovannoni a réalisé une série de petits formats consacrés aux « moches », ces créatures qui révulsent la plupart d’entre nous et que le poète affectionne. Sous le seuil, « sous les branches mortes », dans les trous d’eau dans les bassins dans les fossés, galeries souterraines que peuplent les fourmis, mais aussi dans les corolles qui s’ouvrent et se referment, attendant d’être fécondées, vivent et s’affrontent les insectes. Un monde de « cris silencieux » s’anime, imperceptible, invisible, qui vit à nos côtés sans que nous en prenions conscience. Sauf lorsqu’une sangsue vient à saigner un mollet, ou un moustique à dévorer une peau appétente.

L’enfant est présent aussi. Peut-être est-ce le même que le garçonnet du Voyage à Saint-Maur (Éditions Champ Vallon, 2014) ? D’autres enfants, garçons et filles, se mêlent à ses jeux. Des corps nus parfois se rejoignent dans la moiteur des draps. Et tandis que les couples s’accouplent sur les lits, les insectes copulent dans les herbes du jardin et les chambres nuptiales. Une même force vitale ébranle les uns et les autres, les minuscules et les humains, mis sur le même plan, sans distinction hiérarchique. Les « moches » occupent le terrain principal du récit, cédant parfois la place aux enfants acteurs des mêmes sévices des mêmes petites cruautés ordinaires vis-à-vis des insectes que les insectes et divers animaux entre eux.

L’œil panoramique de Jean-Louis Giovannoni balaie des espaces différents puis, pareil aux insectes qui d’un seul coup vrillent sur un autre ou fondent sur les pétales d’une fleur, il fonce sur l’objet qui l’occupe. Gros plan sur les trompes les tubulures les ouvertures les vagins les queues (du lézard) les mandibules les pulpes les chairs visqueuses… Tout cela vibre et vit — loin des cris grognements et hurlements humains — avec une frénésie inépuisable sur plus de 120 pages, et le lecteur fasciné d’assister à ces batailles luttes mises à mort et danses érotiques s’interroge. Comment diantre le poète parvient-il à tenir le rythme d’un bout à l’autre sans que faiblisse la tension d’une pareille explosion cosmique ? Cela vient sans doute de ce que Jean-Louis Giovannoni est tout à la fois acrobate entomologiste et poète de talent. Il y a d’abord toute la richesse et la diversité d’un vocabulaire approprié. Ainsi des « sangsues qui se collent aux plis tendres » :

« Deux cent quarante dents par bouche, capables de cisailler les peaux les plus coriaces. Deux ventouses pour adhérer : buccale et caudale ».

Ou encore, à propos des cloportes :

« Ma documentation est formelle : le cloporte n’est pas un insecte mais un crustacé. Il se cache sous les pierres, les souches pourrissantes ; fréquente les coins humides, les souterrains, les caves, les cabanes de jardinier, les couches inférieures du compost… tout ce qui gît dans le noir, sans air. » (chap. 8)

Il y a cette proximité entre les insectes et les humains, chacun étant impliqué dans la vie, sans séparation aucune entre les espèces. Une fois franchi le seuil, une fois rendues visibles les activités des « moches », rien ne sépare plus les uns des autres. Le contexte est le même et chacun évolue à côté de son comparse, le plus souvent avec méfiance et agressivité. Les pulsions d’Eros et de Thanatos sont identiques pour tous. Jean-Louis Giovannoni donne à voir sous un autre angle ce que nous sommes. Une façon de nous mettre à distance pour mieux nous penser.

« Morts – réactions immédiates, les corps se cherchent aussitôt. Attirances. Parades Sons et odeurs. Mâles et femelles frémissent à l’approche […]

Août venu, les mantes religieuses attendent aussi le mâle. Ici, dans les herbes hautes, plusieurs prétendants pour une femelle de grande taille.

Aucun n’ose.

Va-et-vient dans les feuillages. L’attirance grandit. Elle ouvre ses ailes et vole plus près d’eux.

Le plus déterminé la regarde sur trois-cent-soixante degrés, s’avance, attiré par la longueur de ses pattes, la finesse de ses attaches. Elle l’observe de son côté sans bouger. Il la contourne, monte sur son dos, et la pénètre.

Semence projetée… Il ne s’enfuit pas. Elle le saisit entre ses pattes et serre.

Tête coupée, dévorée, le mâle continue à décharger, à agiter son abdomen. » (p. 62)

Il arrive qu’un « nous » surgisse, qui inclut les insectes et le narrateur (sans doute aussi le lecteur). Le point de vue se déplace. Vision interne.

« Nous suçons nuit et jour, et nos femelles pondent sans arrêt. Demain, nous serons des centaines, des milliers. »

Bousculant la syntaxe, le poète fait sauter le pronom personnel « je ». Celui-ci n’en est pas moins présent :

« Rostre planté, m’accroche ».

Plus loin, dans une cuisine :

« Nuits et jours identiques. Ne vais plus vers les fenêtres. L’odeur du papier collant m’attire de plus en plus. Les vols se font rares dans la pièce. L’espace est pourtant dégagé.

Collées les unes sur les autres. Nos ailes… pendant des heures, essayent encore.

Vu d’en-bas, rien ne bouge.

Ne vois plus la lumière. Asphyxie lente. Morts tournés vers l’ampoule éteinte. » (p. 41)

Les phrases du récit sont brèves, souvent réduites au groupe sujet-verbe-complément. La ponctuation forte. Les actions s’enchaînent, notées au présent. Tout se passe ici et maintenant. Dans un rythme en phase avec celui des insectes. Le style heurté ne laisse aucune place pour le sentiment. Tout lyrisme est exclu. Tout est taillé dans le vif. À la serpe, au couteau, sans ménagement. La tension est extrême, qui refuse toute complaisance envers les animaux, envers les hommes. Chaque scène est envisagée avec le même regard cru et net, qui met tout le monde à égalité :

« Un garçon se blesse avec un morceau de ferraille. Le sang coule le long de ses jambes. Il continue de jouer sur les voies ferrées, près des fèces de chiens.

Dans le tunnel, des hommes se soulagent. »

Un regard scientifique, volontairement objectif, propre à se protéger de toute forme de souffrance et de commisération. Pourtant non dénué d’une pointe d’humour. Ainsi de ce passage que je situe volontiers en Corse :

« Juin venu, on nettoie fossés et marais.

Les restes, les os, les lambeaux de tissu collés aux herbes, le cadavre des bêtes… on les brûle tout au long de la journée. Les vêtements et les chaussures aussi. Les carcasses de voitures, les bicyclettes rouillées et les sommiers vont aux biffins.

À la Saint-Jean, l’été peut commencer. »

Si l’on pousse un peu plus loin la similitude, on peut s’autoriser à penser qu’insecte et poète vivent la même chose. Peut-être même le poète se livre-t-il, en connaisseur, et ce, dès le début de son récit :

« Suis de taille — me glisse. Fleur serrée… bourdons et cétoines ne peuvent espérer, tenus en respect sur le seuil. Ailleurs, ils entreront de plain-pied. Pistils et tubes s’agitent déjà.

La chambre nuptiale est au fond […]

Le nectar abonde. Plusieurs plongent ovules et spermes retroussés. À chaque fleur son ouverture. Préfère les souples, les larges pour butiner jusqu’à épuisement. Ivre, sans force, à la dernière suis tombé dedans. »

« Sous le seuil » se mue parfois en « sous ma peau ». Il suffit d’une chute du jeune garçon dans les ronciers insulaires pour qu’au travers des griffures s’introduisent les staphylocoques, hantise de l’enfance, et que s’efface pour un long temps la montagne tant aimée :

« Depuis ce matin, la montagne ne bouge plus en moi. » Les îles proches lointaines s’estompent à leur tour dans la brume matutinale. Elbe, Montecristo, Pianosa.

Si « le regard ne contient pas assez », l’écriture est là, qui colmate le manque.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

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JEAN-LOUIS GIOVANNONI

JLG

Ph. © Phil Journé
Source


■ Jean-Louis Giovannoni
sur Terres de femmes

[Aucune sortie possible] (extrait d’Envisager)
→ Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
Envisager (note de lecture de Tristan Hordé)
→ [Huitième voyage à Saint-Maur]
→ Îles circulaires
→ [Il faut si peu de chose]
Issue de retour (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
Issue de retour (note de lecture d’AP)
→ [Le jour se lève] (extrait de Sous le seuil)
Mère
→ [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
→ [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
→ [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
→ [toujours cette envie de t’ouvrir]
→ [Troisième voyage à Saint-Maur]
Voyages à Saint-Maur (note de lecture d’AP)
→ Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (note de lecture d'AP)
→ Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (note de lecture d'AP)

■ Voir | écouter aussi ▼

→ (sur Terres de femmes) 3 février 1984 | Lettre de Raphaële George à Jean-Louis Giovannoni (+ La Main de Raphaële George, par Jean-Louis Giovannoni)
→ (sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature) une notice bio-bibliographique sur Jean-Louis Giovannoni
→ (dans les numéros 19-20, « Utopie » [Espace Corse] de la revue numérique québécoise Mouvances) deux poèmes inédits de Jean-Louis Giovannoni, traduits en corse par Jacques Fusina
→ (sur Secousse-08) un entretien de Jean-Louis Giovannoni avec Anne Segal & Gérard Cartier (novembre 2012)
→ (sur le site grande menuiserie de Nolwenn Eulzen) « Que peut (encore) l’écriture ? », enregistrement d'un entretien entre Jean-Louis Giovannoni et Gisèle Berkman (19 avril 2013)



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