Par-dessus les murs (3)
Ramallah, le jeudi 13 mars.
Cher JLK,
A lire les horreurs que vous évoquez, on a l'impression que c'est vous qui habitez des terres périlleuses, tandis que je me prélasse au soleil d'une ville tranquille.
On aurait raison: Ramallah est une ville tranquille, d'un certain point de vue c'est même la ville la plus tranquille dans laquelle il m'ait été donné d'habiter (quoique non, à bien y réfléchir, Bâle, où j'ai vécu pendant seize ans, était somme toute bien peinarde aussi). Cependant le calme peut se briser d'un instant à l'autre ici, je vous raconterai quelques-unes de ces tristes fêlures, mais dans l'ensemble, oui, c'est tranquille, je le dis sans forfanterie. On voit des drames, dans les foyers, comme partout, mais pas de serial killer, pas encore.
Il y a quelques années, j'avais lu que l'Europe en était exempte, Jack the Ripper était l'exception londonienne, l'anomalie oubliée.
Le tueur en série était un mal américain, et il aurait envahi le vieux continent en surfant sur la vague des hamburgers et des séries télévisées. La petite mode des fusillades dans les high-schools m'incite à croire que ce n'est pas complètement faux, l'idée d'un malaise propre aux pays du Nord, qui grandirait, qui se répandrait sur le monde. Suicides collectifs, tournantes, happy slapping... Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c'est que ces dysfonctionnements-là n'ont pas encore atteint la Palestine.
L'absence de solitude y est sans doute pour beaucoup… La tragédie de Jean-Claude Romand ne pourrait pas avoir lieu ici. Trop de liens unissent les gens, trop de curiosité aussi. Il serait impensable de rester seul toute la sainte journée, sans attirer l'attention. Impossible de vivre caché, pour reprendre le titre d'un autre film starring Daniel Auteuil (qui accumule ces mauvais rôles avec brio). Tout se sait, tout finit par se savoir, trop de solidarité, trop de conventions sociales, qui étouffent parfois l'individu, qui protègent aussi la société de ses fractures. Et tout ça fout doucement le camp, mon cher, comme les messes du dimanche, et je ne sais pas trop qu'en penser.
J'ai vu The Pledge, sans avoir lu La Promesse de Dürrenmatt. Je me dis que Nicholson y incarne justement un type qui allait à la messe le dimanche, lui, et qui bascule dans quelque chose qu'il ne comprend plus… Ce qui est sûr, c'est que votre société n'est absolument pas propre sur elle, et que si l'écrivain dont vous parlez n'y trouve pas l'inspiration, il faut lui conseiller un oculiste, ou des vacances. La distance aide parfois à mieux voir les choses.
Je ne suis pas le seul à prendre du recul… Notre ami Nicolas Couchepin, que vous connaissez, est venu nous rendre visite il y a quelques semaines. Il voulait changer d'air, et écrire tranquille (je vous l'ai dit, c'est tranquille…). Il travaille sur une histoire qui pourrait se passer n'importe où, mais qui se passe sans doute en Suisse. Une histoire qui aurait pu être inspirée d'un fait divers, si elle n'avait été inventée. Quelqu'un qui aurait moins d'imagination ouvrira le journal, il y trouvera sûrement son compte.
A l'heure où j'écris, vous êtes peut-être assis dans le train qui vous mène à Paris... Bon salon du livre... Dans l'impatience de vous lire.
Dans le TGV Lyria de Lausanne à Paris, ce 13 mars, vers 10h.
Cher Pascal,
Je ne sais ce qu’en penserait le perroquet palestinien Soussou, ni le taximan israélien moyen en lequel, comme Amos Oz me le disait un jour, il y a forcément un premier ministre en puissance, mais cette nouvelle selon laquelle, un député de je ne sais quel parti aussi extrême qu’influent a prétendu il y a quelque temps, devant la Knesset, qu’il y avait un lien évident entre les déviances sexuelles et les tremblements de terre, m’a rassuré sur la pérennité de la bêtise, jusqu’en Terre Sainte.
Savoir que la bêtise n’est l’apanage ni de tel étudiant amstellodamois qui passe sa journée à se faire de la thune devant sa webcam, ni de tel pasteur vaudois qui ouvre son temple aux chiens des calvinistes du coin et à leurs chats tant qu’à leurs cochons d’Inde, est en effet réconfortant, cela aussi prouvant la ressemblance humaine, comme l’illustre d’ailleurs un essai passionnant qui vient de paraître sous la plume d’Alain Roger, intitulé Bréviaire de la bêtise, chez Gallimard. J’y reviendrai. Pour l’instant, devant le défilé des verts variés du Jura déclinant, je me rappelle aussi que cet essayiste pétulant, proustien distingué, à déjà traité de la « verdolâtrie » dans l’art français du paysage – vice bien partagé que vous devez sans doute entretenir vous aussi à l’approche de la saison sèche, et qui me tient personnellement aux tripes et à l’âme par l’Irlande et les hauts du canton d’Appenzell Rhodes-intérieures dont les vaches donnent un lait à moires vert absinthe.
Or que cela a-t-il à voir avec Miles Davis ? Apparemment rien, sinon le vert pop d’une jeunesse de fils perpétuel (on ne l’imagine pas se penchant sur l’un ou l’autre de ses rejetons, d’où notamment la cuisante mauvaise conscience qu’il éprouvait envers son fils parti au Vietnam) dont Alain Gerber, que je vais rencontrer tout à l’heure dans un bar de la rue Théophile Gautier, montre bien le rapport de défi respectueux (ou de vénération contredite par son arrogance artiste) qu’il entretenait avec son père, à la fois dentiste et shérif. Miles était-il trop animal pour être bêtement bête ? Ce n’est pas exclu. Ce qui l’est en revanche est de rencontrer la bêtise chez un animal : tel est le premier enseignement d’Alain Roger, dont l’inventaire puise aux sources de la littérature plus qu’à celles de la philosophie, étrangement.
La seule bête qui ne le soit pas, constate Alain Roger, est l’animal. Le crocodile est monomaniaque dans sa crocodilité féroce, mais pas bête. La tique semble fainéante ou je m’en fichiste accrochée à sa ramille (comme l’a souligné Gilles Deleuze) mais elle tombe toujours pile où il faut pour se planter dans le derme de telle ou telle créature trahie par l’odeur de son sang dont le parasite va se gorger. Quant à Youssou, les seules idioties qu’il profère sont celles qu’il répète en sa candeur narquoise et peu réfléchie en apparence, mais attention, l’animal n’est pas, là non plus, bête pour autant ; ni la dinde, toute sotte qu’elle paraisse, qui inspire une expression sage et gage d’intelligence, citée par Gerber : faire dinde froide, signifiant bonnement : décrocher de la drogue - Miles en savait quelque chose…
(Soir à l'Hôtel La Louisiane) - Ma lettre avait précédé la vôtre, mais je suis ce soir trop rétamé pour y ajouter. Juste ceci: belle et bonne conversation avec Alain Gerber cet après-midi, et ce soir There will be blood dont on me disait des merveilles, mais que j'ai trouvé très remake léché et finalement décevant malgré l'acteur principal impressionnant. Or quoi de neuf là-dedans ? Messages amicaux de Paris mouillé et frimas, mais on aime Paris jusque sous les pluies acides...