Par-dessus les murs (5)
" Ramallah, le 16 mars, 15h.03.
Cher JLK,
J'adore donner mon avis quand on me le demande, mais aujourd'hui je m'interroge. J'ai besoin de réponses. Vous critiquez dans un ancien article l'ameublement de Sulitzer et de Villiers, je partage ces critiques (encore que la femme en laiton…), mais ce n'est pas suffisant. Comment vit un écrivain ? Comment vivez-vous, JLK ? Dans cet espace public qu'est le blog, et eu égard à la clause de confidentialité qui vous lie à votre compagne, je comprendrai vos réticences, mais tout de même, j'ai absolument besoin de savoir. Utilisez-vous des pantoufles ? Trouvez-vous l'inspiration le matin, sous la douche ? Faites-vous également, lorsque l'écriture bloque, des jeux vidéos idiots, genre Pacman ? Quel est votre score ? Pensez-vous que cendres et volutes soient les indispensables auxiliaires de l'écriture, ou bien avez-vous décidé, récemment, de mâcher trois chewing-gum à la nicotine chaque matin, jusqu'à vous en faire péter la mâchoire ? Que pensez-vous des bâtons de réglisse ? Trouvez-vous normal que l'immeuble qui jouxte votre atelier soit aussi bruyant, et que les passants hurlent ainsi dans leurs téléphones, au point que l'envie vous vient de sortir illico, avec hachette, couteau et cutter pour égorger le malotru qui vous a fait oublier, par son rire imbécile, la fin d'une phrase sublime ? Pensez-vous aussi que ces satanés Palestiniens feraient mieux d'aller bosser un peu, plutôt que de passer des heures à bavasser sous vos fenêtres ?
Comprenez-vous, surtout, par quel mystère la fin d'un roman est plus difficile à écrire que le début ? Vous étiez persuadé, pourtant, que ça coulerait de source, allez, une fois la pompe amorcée, une fois fini le gros œuvre, il n'y avait aucune raison que ça ne glisse pas comme sur des roulettes lubrifiées à la graisse de phoque ! Et pourtant ça crisse et ça coince… Mais qu'espériez-vous ? Comment peut-on se résoudre à se séparer de ses personnages, même et surtout si ceux-ci sont exécrables?
Comprenez-vous enfin, là-bas, pourquoi la solitude, cette chère amie, cette deuxième femme de nos vies, comprenez-vous pourquoi elle est si souvent, si parfaitement insupportable ? Allo ? M'entendez-vous, JLK ?"
Cher Pascal,
Je vous entends mieux que je ne m’entends avec ceux qui posent à l’écrivain, avec table de l’écrivain, gilet de l’auteur qui vous rappelle que c’est dans ce gilet-de-l’auteur qu’il a écrit Mon gilet et moi, ou encore admirable compagne de l’auteur toujours prête à lui enfiler son gilet. Au vrai, cher confrère, les hommes de lettres m’emmerdent, mais les pantoufles, ça oui.
Pour l’inspiration, se doucher avant d’écrire me semble, personnellement, imprudent. Comme j’écris, personnellement, entre 5 et 8 heures du matin, donc au bord du sommeil encore, l’ablution chaude ou froide risquerait de couper la première phrase tirée de la pelote du sommeil, et ensuite te voilà distrait, plus moyen d’oublier que tu n’es pas qu’un corps qui écrit et une âme en murmure, nom de Dieu mais où est ce satané fil à couper le beurre des mots, alors chewing-gum ou jeu vidéo, incantations ou feintes compulsives, non merci.
Je conçois bien que, dans le voisinage de Palestiniens bruyants, ces questions paraissent de première importance.
Voilà l’écrivain : pour moi c’est un petit carnet et une certaine encre verte. Vous pouvez m’envoyer au goulag : si c’est avec mes petits carnets et un stock de cartouches vertes, je marche.
La solitude ? Cela dépend beaucoup des âges, je crois, comme les pantoufles et la compagne ou le compagnon de votre vie, les enfants et les animaux de compagnie. Pensez-vous que les enfants soient compatibles avec l’écriture ? A vingt ans j’aurais parié pour le contraire, mais l’odeur délicieuse du caca de petite fille et la découverte fondamentale, pour moi, personnellement, n’est-ce pas, du fait que nous soyons mortels (découverte du matin de la naissance de notre premier enfant), tout ça compte mille fois plus à mes yeux que je ne sais quelle préparation de je ne sais quelle campagne d’écriture.
Le gens de lettres de lettres, maréchaux de coton, parlent comme ça : je vais préparer une nouvelle campagne d’écriture. Ah, cher Pascal, je vous souhaite de laisser bien grandes ouvertes vos fenêtres sur la rue pleine de chiards palestiniens, et que leurs cris vous dérangent, que vous ayez l’envie de les égorger en attendant que vous propres chiards vous réveillent la nuit… C’est si bon, d’être réveillé par la vie. Allez, prenez bien soin de vous et de votre bonne amie. "