Benoît Misère

Publié le 17 juin 2016 par Les Alluvions.com

Je n'y suis pour rien.
C'est J ean-Claude Pardou qui a commencé.
Il m'avait gravé un disque de Léo Ferré chantant Baudelaire.
Un cadeau sympathique, je n'avais rien demandé.
Quelques jours plus tard, le 10 juin, l'un des sites mis en lien dans la colonne droite du site, celui du musicien Jean-Jacques Birgé, consacre un article à Tony Hymas, qui joue Léo Ferré au piano. Birgé, qui avoue pourtant n'être pas fan du piano solo, qu'il soit jazz ou classique, est élogieux : "Tony Hymas a la simplicité d'un Satie. Sa sensibilité habille chaque note d'une couleur qui lui colle à la peau. Pour ces quinze chansons il nous fait partager cette incarnation, nous offrant de vivre la musique du bout de ses doigts, effleurant les touches avec le cœur."


Après avoir écouté quelques extraits en ligne, j'ai commandé le disque, et je ne le regrette pas. Il ne s'agit pas de simples versions instrumentales de quelques-unes des plus belles chansons de Léo Ferré, mais d'improvisations à partir des thèmes et des mélodies du vieux lion (Léo c'est le lion en latin, précision pour incultes de la langue de Virgile).

Mais c'est toujours Léo interprétant Baudelaire que j'écoutais samedi matin en descendant vers Aigurande, l'esprit mélancolique, ne percevant que le versant sombre de la vie. Spleen qui allait se dissoudre comme par magie avec la retrouvaille des vieux amis.

Le poème que j'écrivis ensuite voulait capter un peu de ces sentiments contrastés. Il commençait donc ainsi :

Le soleil avait fui encore
et je descendais vers le sud
allant vers la ville première

le vieux lion ferré à mon bord

rugissant du Charles Baudlaire
(un ami m'a gravé l'affaire)
Je n'y voyais que noirmisère
et ne me venait à l'esprit
que la litanie des souffrances [...]


De la misère noire j'avais composé noirmisère. Un mot presque valise pour un aggloméré de noirceur, qui rimait avec Baud(e)laire, affaire et ville première (mais sud, remarquez-bien, ne rime avec rien, je suis pour la rime épisodique, sporadique et non systématique).

Et puis voilà qu'hier, je reçois une notification de France-Culture, pour une rediffusion de 1971, où "le chanteur compositeur et interprète Léo Ferré avait enregistré quatre entretiens pour l'émission "Profils" dans lesquels il évoquait sa vie et son œuvre. Dans cette première partie, il était question de son roman autobiographique "Benoît Misère"."

Benoît Misère, son seul roman, dont il disait : "J'ai voulu écrire ce livre pour mettre à nu la solitude d'un enfant. Et la solitude d'un enfant n'est pas partageable, surtout celle d'un enfant artiste. Évidemment il s'agit de moi, je raconte à travers des choses revues et inventés, mon enfance à moi. C'était moi le petit Benoit, c'est donc un enfant artiste, et donc un enfant seul [...] Misère c'est un jeu de mot et puis c'est la misère psychique, qui est abominable."

Benoît Misère... noirmisère... écho encore une fois troublant. Il n'est pas impossible, ceci dit, que j'ai connu autrefois l'existence de ce roman mais ce qui est certain c'est que je ne l'avais plus en mémoire consciente, il faudrait alors supposer le travail d'extraction de l'inconscient.

Dans l'émission, on pouvait entendre la mise en chanson de l' Albatros (dont voici une version youtubesque, avec greek subtitles annoncés mais non visibles) :


Enfin, en ce temps d'Euro, je ne résiste pas à présenter ici cet extrait de Benoît Misère, où il est justement question de football :

J'ai payé largement mon tribut à ce monde de mammifères bipèdes, et en nature s'il vous plaît, avec mes jambes, mes mains malhabiles, et ma tête ailleurs, loin dans les étoiles. Savez-vous ce que c'est qu'un terrain de football, l'hiver surtout, un terrain sur lequel on vous a parqué huit ans durant, pendant les pauses, après le café au lait du matin, après le ragoût de midi, à quatre heures et demie de l'après-midi, une michette de pain démesurément plus gigantesque que la barre de chocolat Menier, entre la bouche et la poche où se réchauffe votre main, pendant qu'il faut courir encore, courir toujours, faire semblant de suivre le ballon, à moins qu'il ne vous suive, lui, comme une rafale, et pan ! dans vos petits testicules, avec le souffle qui s'en va et qu'on veut rattraper, avant de comparaître devant la juridiction populacière, assommé sous les arbres cancéreux de la cour, et entendre de loin, comme dans un rêve, la sentence ou ce qui en tient lieu :" Regardez Misère, il a pris le ballon dans les couilles !"

Et moi je me racontais la mer, les yeux rougis, les poumons en rade, lèvres en chocolat Menier et des renvois de ma michette de pain que j'avais mangée trop vite. Et le Très Cher Père, sous le préau, qui faisait les cent pas avec son calendrier des martyrs dans la tête, il ne voyait pas le petit martyr de tous les jours, si près de lui, un martyr à canoniser séance tenante, sans l'avis des spécialistes, tellement ça crevait les yeux.