Lettres par-dessus les murs (20)
Ramallah, ce dimanche 13 avril 2008.
Cher JLs,
Dans une de nos premières lettres, j'étais curieux de savoir comment tu avais à nouveau serré la main de Dimitri. J'avais entendu parler des tribulations de l'Age d'Homme, je comprends mieux à présent le contexte de l'affaire, et ton implication personnelle. Reste le mystère de la rupture apparente entre l'homme et les idées, de la limite entre l'engagement noble et le militantisme borné. Tu écris que Dimitri « n'a pas disjoint son travail d'éditeur littéraire d'une activité militante à caractère politique ». Je me demande si l'on peut vraiment disjoindre son travail et ses engagements, sans courir le risque de la schizophrénie. Je me demande aussi ce que signifie être militant – à partir de quel moment on se retrouve ainsi catégorisé, enfermé dans une cause.
Il y a ici d'incessantes violations des droits de l'homme, que leur répétition rend atroces. Quelqu'un qui s'insurgerait contre les mêmes violations, au Tibet, ne sera pas forcément taxé de militant, me semble-t-il – ainsi le brave BHL, dans Le Point du 20 mars (on feuillette ici la presse qu'on trouve, au hasard des arrivages, ce n'est pas forcément la meilleure, ni la plus fraîche), qui appelle au boycott des Jeux Olympiques chinois.
Voici ce qu'il écrit : « Je persiste à dire qu'il n'est pas trop tard pour utiliser l'arme des Jeux afin d'exiger d'eux, au minimum, qu'ils arrêtent de tuer et appliquent à la lettre – en matière, notamment, de respect des libertés – les dispositions de la Constitution sur l'autonomie régionale tibétaine ».
BHL aurait pu tout aussi bien appeler au boycott des Salons du Livre de Paris et de Turin, pour les mêmes raisons, afin d'exiger du gouvernement israélien invité, « au minimum, qu'il arrête de tuer et applique à la lettre – en matière, notamment, de respect des libertés – les résolutions des Nations Unis, les arrêtés de la Cour Internationale de Justice et les articles de la 4ème Convention de Genève. »
Il semble qu'il y ait des causes dans le vent, tout un éventail de combats dont peuvent s'emparer les philosophes de pacotille pour laisser éclater leur juste indignation, leur terrible colère et leur courage d'hommes libres. D'autres engagements transforment quiconque les défend en dangereux partisan, en militant au jugement défaillant et à l'œil hagard.
Mais sans doute tous les militants, et surtout les plus enragés, ignorent-ils leur parti pris et pensent-ils se fonder sur une évidence, politique, religieuse, écologique ou humanitaire...
A quel moment glisse-t-on, quand est-ce que le simple devoir devient-il une obsession agressive ? Vos mots réveillent ces questions, que je dois me contenter de poser, n'étant pas assez armé pour y répondre. La prochaine fois je regagnerai le monde rassurant de l'anecdote, les rires de jeunes filles voilées, l'odeur de la cire et de l'encens dans les recoins du Saint Sepulcre. Ou bien des ruelles de la vieille ville d'Hébron, où nous nous rendons demain...
A La Désirade, ce lundi 14 avril, soir.
Cher Pascal,
Je ne sais trop ce que vous entendez par « monde rassurant de l’anecdote ». Je n’ai pas l’impression que vous vous y complaisez dans vos lettres. Notre vie est faite de petits faits, et si nous sommes réellement engagés dans notre vie, ces petits faits en rendent compte. Je suis en train de lire Déposition, Journal de guerre 1940-1944, de Léon Werth, littéralement tissés de petits faits qui en disent plus long, je crois, sur l’Occupation, que moult manuels d’histoire et moult libelles « engagés »…
Où sont les écrivains engagés ? titrait le journal Le Temps de samedi dernier, à propos d’une polémique, tout à fait justifiée selon moi, lancée par l’écrivain alémanique Lukas Bärfuss, l’un des nouveaux auteurs dramatiques les plus percutants du moment, dont vient de paraître un roman (Hundert Tage) fustigeant la politique suisse d’aide au développement au Rwanda. Le débat porte sur l’absence, aujourd’hui, de grandes voix comparables à ce que furent celles de Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt. Très différemment l’un de l’autre, les deux écrivains ont marqué leur époque, à la fois par leurs prises de position publiques et par leurs livres. Mais il y a un malentendu à ce propos : ni l’un ni l’autre, dans son œuvre, ne se réduit à un donneur de leçons brandissant l’étendard de la juste cause. Luka Bärfuss l’exprime d’ailleurs très bien : « Chaque fois que je me plonge dans l’un de leurs ouvrages, je remarque que Frisch et Dürrenmatt n’ont jamais été tels qu’on les dépeint. Ils étaient plus multiples, différents, contradictoires et riches ».
La question sur l’engagement des écrivains ne vise-t-elle qu’à promouvoir une fois de plus une posture, consistant à signer des manifestes et à écrire des livres qui «dénoncent» telle ou telle injustice ? Ce serait ramener la littérature à une fonction de catéchisme ou de service de propagande, et c’est cela même que j’ai déploré en son temps, à L’Age d’Homme, où ont paru soudain des brochures et des livres relevant de la propagande serbe.
On a dit alors : Dimitri est pro-serbe. La vérité, c’est que Dimitri était serbe, et qu’il était Dimitri ; et pour beaucoup, son engagement fut le signal d’une curée qui avait bien d’autres motifs qu’humanitaires ou politiques.
Pour ta gouverne, gentil Pascal, je te recopie ces notes (sur des centaines) de mes carnets du début de l’année 1993, tirés de L’Ambassade du papillon :
«1er janvier. – (…) A présent, je me demande quelle attitude adopter par rapport au drame balkanique. J’ai manifesté à trois reprises, dans les colonnes de 24Heures, ma réprobation à l’encontre de la diabiolisation des Serbes, à la fois injuste et dangereuse. Puis je me suis interrogé sur la légitimité des positions des Serbes eux-mêmes, qui prétendaient ne pas mener une guerre de conquête au moment où ils la menaient, se disaient opposés à la purification ethnique en la pratiquant néanmoins, et se voulaient rassurants à propos du Kosovo alors qu’ils ne cessaient d’humilier et de persécuter les Kosovars.
Comment une cause juste peut-elle être défendue par des crimes ? Comment un homme de foi comme Dimitri peut-il tolérer que les siens perpètrent des atrocités au nom de ladite foi ? Je sais bien qu’il me reproche mon angélisme, mais j’espère ne pas avoir à lui reprocher un jour son fanatisme » (…)
26 février. – Nous avons eu ce midi, avec Dimitri, une discussion qui a fini en violente altercation, donzt je suis sorti glacé de tristesse, Que faut-il maudire ? Quelle fatalité ? Quelle divinité maligne ? Quelle névrose mégalomane ? Quelle tragédie historique ? Quel mauvais génie ? Je n’en sais fichtre rien. Je comprends le drame de notre ami, mais je refuse dee partager se haines noires et de le suivre dans ses jugements expéditifs. Sans cesse il glisse de la rancœur viscérale à l’explication doctrinaire, de l’autojustification cousue de fil blanc au délire d’interprétation., Je lui ai dit des choses dures, mais adaptés à sa propre violence. Je lui a dit qu’il était, comme les autres, empêtré dans le langage de la propagande (…) ».
9 mars. – Longue conversation ce midi avec Claude Frochaux, à propos de Dimitri et de L’Age d’Homme. Me dit son grand souci. Ne parle plus politique avec Dimitri depuis 1968, mais craint à présent de ne pklus pouvoir assumer la défense d’une maison d’édition transforfmée en officine de propagande. Redoute en outre que les activités de l’Înstitut serbe ne suscitent des agressions, voire des attentats, à la suite de menaces déjà proférées. (…) Quelle tristesse d’imaginer que cette belle aventure de L’Age d’Homme puisse s’achever ainsi dans un tumulte de haine et d’idées extrémistes (…) , et que notre amitié soit sacrifiée sur l’autel du chauvinisme et du fanatisme religieux – vraiment cela me consterne ».
22 mars. – La politique et les idées générales valent-ils le sacrifice d’une amitié ? Lorsque je parle, à froid, des positions de Dimitri à des gens de l’extérieur, ceux-ci m’assurent qu’à un moment donné je ne pourrai plus le soutenir, affaire de principes. Or ils n’ont aucune idée de ce qu’est Dimitri en réalité, ni de ce que sont nos relations en ralité. Dès que je me retrouve en sa compagnie, tous mes griefs, ou mes interrogations les plus lancinantes, se trouvent remis en question par cette seule présence. Ce n’est pas une affaire de charme ou d’envoûtement mais c’est ce qu’il est, c’est ce que je suis, c’est ce que nous sommes, c’est vingt ans de partage et de téléphonages, c’est l’aventure de L’Age d’Homme et ce sont nos vies »…
Un mois plus tard, cher Pascal, je me trouvais à Dubrovnik en compagnie de centaines d’écrivains du monde entier pour le congrès du P.E.N.-Club, où j’assistai à une fantastique opération de propagande anti-serbe déployée par la section croate qui espérait l’exclusion officielle de la section serbe, comme il en avait été de la section allemande en 1933…
L’écrivain engagé, ces jours-là, était incarné par Alain Finkielkraut, accueilli en héros par les Croates. Ce n’est pas cette image que je préfère me rappeler de notre cher penseur... J’assistai à des débats extravagants, où l’on prétendait réduire la littérature serbe à une production barbare – hélas, je l’avais lue et je la défendis vaille que vaille. Je décrivis tout ce que j’avais vu (et notamment que Dubrovnik n’était pas du tout anéantie comme on l’avait prétendu) dans un reportage qui valut à 24Heures tant de lettres d’injures que le journal publia un contre-reportage susceptible d’amadouer nos lecteurs croates, et l’on me pria de ne plus toucher à ces sujets trop délicats… sur quoi, un mois plus tard, mon rédacteur en chef m’envoyait à un congrès sur l’orthodoxie en Chalcydique où j’assistai aux plus fulminants discours guerriers qu’on eût jamais entendus dans aucun festival de popes…