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Double capture et fugue

Publié le 28 juin 2016 par Jlk

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Lettres par-dessus les murs (25)


Ramallah, ce 25 avril, à l'heure du café.

Cher JLs,
Je n'ai pas de solution pour la thrombose, mais j'en ai une, sacrément efficace, pour ton problème de chauffage, c'est marqué en toutes lettres sur l'image ci-dessus, venez vous réchauffer ici, l'été est arrivé d'un coup mais les ruelles de Jérusalem sont encore praticables, et puis la maison est fraîche. Vous retrouverez cette affiche, qui figure dans de nombreux appartements ici, à juste titre, pour son graphisme impeccable et la douceur de ses couleurs, il fait bon à l'ombre des oliviers, quand on regarde le couchant sur le Dôme du Rocher. Il s'agit aussi, comme tu t'en doutes, d'un manifeste : l'affiche fut dessinée par un certain Franz Kraus, en 1936, il s'agissait alors d'une image de propagande sioniste, destinée à attirer les nouveaux immigrants – aujourd'hui le même dessin s'oppose à d'autres mythes sionistes, plus récents, qui veulent que la Palestine n'ait jamais existé, qu'elle ne fût jamais peuplée, qu'elle n'ait été qu'un désert aride et stérile. L'image a été exhumée et réimprimée en 1995 par un artiste israélien, David Tartakover, proche de Peace Now et des refuzniks de Yesh Gvul, deux groupes qui s'opposent avec plus ou moins de détermination à la politique d'Israël - le Yesh Gvul aimerait bien que la paix arrive maintenant, tandis que La Paix Maintenant l'imagine parfois un peu plus tard ; c'est ce que pensent quelques Israéliens que j'ai rencontré, ainsi que la mère du petit narrateur de My First Sony, que je n'ai pas rencontrée mais je l'aimerais bien, parce qu'elle a l'air très belle.

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L'art palestinien ne bénéficie pas de l'héritage de Kraus, mais il se réveille – des amis viennent d'ouvrir une galerie à Ramallah, à deux pas de chez moi, je t'enverrai des photos de la prochaine expo, si je la vois avant l'été – l'espace est prometteur et ils ne manquent pas d'énergie, c'est plutôt les finances qui coincent, comme d'hab'. Ils ont tous un boulot à côté bien sûr, il y a de nombreux graphistes, dont l'auteur de cette affiche-ci, j'aime bien la tension du corps et la torsion du tank, tout droit dérivé de l'animation japonaise. Comme quoi il y a aussi, dans ce bas monde, des graphistes et des photoshopeurs qui ont vraiment quelque chose à dire.
Moi je me suis battu avec Word, ce matin, un combat épique, presque mortel. A chaque fois c'est pareil, quand je fais de la mise en page, je me dis que je vais changer de programme, trouver un truc plus simple, plus souple, et je finis par rester coincé avec ce machin développé par on ne sait quels ingénieurs machiavéliques et tordus au possible, qui ont conçu des menus exprès pour qu'on s'y perde, et des commandes qui défient toute logique. Je me demande si ce machin a vraiment été créé par des humains, parce que c'est parfois tellement loin de la pensée humaine qu'il y a dû y avoir là une intervention extérieure, et Bill Gates serait d'un autre monde que ça ne me surprendrait pas plus que ça, il y a quelque chose de pas net du tout dans ce visage-là, la peau comme posée sur autre chose, et le col toujours fermé, hein, pour cacher quoi ? et les cheveux, tu ne vas pas me dire que ces cheveux-là te semblent honnêtes. L'amical salut à toute la Désirade, et ahlan wa sahlan en Palestine…
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A La Désirade, ce vendred’hui, soir.
Cher,
La Thrombose, qui est essentiellement une manifestation de la trombe lente dans les vaisseaux sanguins, se soigne de deux façons : soit à la manière physiocrate, par auto-élévation dans la gouttière de Bonnet, qui a fait ses preuves à ce qu’on dit, sans que j’aie jamais pu le vérifier, soit par la méthode plus récente de la double capture, déduite des recherches que tu connais évidemment de Gilles Duchêne, par ses écrits posthumes.
J’hésite à te l’avouer, dans la mesure où ces phénomènes restent suspects aux yeux des derniers adeptes de la secte cartésienne à surgeons positivistes primaires, très influente encore dans l’aire dominée par le zombie à pullover que tu cites, mais je te le dis tout de même pour égayer ta soirée : que notre chauffage est reparti ce soir alors que, renonçant décidément à la gouttière de Bonnet, je me lançai dans l’application simple de la double capture. Or la température, entre temps, est devenue quasi estivale ici aussi. Ainsi le processus de la double capture se manifeste-il dans un a-parallélisme prometteur, conforme aux modèles d’un Rémy Chauvin, tout en avérant les intuitions de notre ami Duchêne, dont la septième réincarnation se shoote toujours au carotène.
Les deux préférés de mes lapins de compagnie se prénomment Gilles et Henri, en hommage à l’auteur de Mille panneaux et au philosophe Bergfather, dont tu connais les variations sur le thème de la multiplicité. Mes dernières thromboses ont guéri à les écouter ruminer de concert, mais cette fois la panne de notre chaudière m’a distrait, et c’est pourquoi mon sang m’a fait des tours.
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Tout cela est anecdotique : revenons au sujet de la juste vitesse, critère essentiel de l’équilibre créateur selon Gilles Duchêne. A propos, as-tu vu le grand manteau de Gilles Duchêne ? A mon avis tout est là. La vraie vitesse est dans la lenteur souple de l’écriture, qui n’est pas molle comme le mohair ou le cachemire mais douce et ferme comme les pèlerines de conspirateurs anglais, les silences chuintés de Charlie Mingus ou les intervalles de lumière noire de Rembrandt Harmenszoon van Rijn. Tout cela relevant de l’approximation…

Naturellement, cher Pascal, notre chambre d’amis vous attend, et les outils. De fait, les aménagements de La Désirade bénéficient de toutes nos invitations gracieuses. Le béton gâché est l’occasion de fusées poétiques. Les murs montés, les arches jetées, les appentis, les ajouts au labyrinthe de madrier brut, et la cueillette pour ces dames, font de ce lieu une nouvelle abbaye de Thélème dont nos hôtes sortent harassés mais heureux, une arche industrieuse et non moins affectueuse où François Bon se démène parfois à la Stratocaster. A part quoi ma jambe gauche souffre toujours de toucher terre, et je sais pourquoi: question de vraie vitesse une fois encore. Là-bas, au désert, loin du Paris-Dakar, vous connaissez, vous prenez le temps, au sens propre, le délire vous est encore naturel : « cette Rolls-Royce qui coule doucement dans les eaux grises »…
Images : Visit Palestine, Franz Kraus (1936) ; Birzeit Right to Education Campaign, Zan Studio. Schémas orthopédiques ingénieux. 3) La gouttière de Bonnet. G. D. au miroir. Gravure de Rembrandt.


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