"Mon fil est dans le flux
Tentant de reprendre un peu la barre d'un flotoir longuement resté en rade, je me rends compte comme il m'est difficile de revenir sur mes pas, de remonter le courant. Il y a un effet de flux qui est très puissant et porteur sur le moment, comparable à un fleuve qui entraîne les matériaux dans son cours. [...] Il en va de même de tous mes projets. Si je les mets en œuvre alors qu'ils viennent de se former, je dispose d'une très forte énergie pour les propulser. Mais si je laisse cet élan originel se démagnétiser, l'effort pour reprendre les choses est considérable et souvent peu efficace."
Cette remarque de Florence Trocmé, datée du 16 mai 2016, m'avait frappé alors par sa justesse : elle décrivait un sentiment que j'avais aussi maintes fois éprouvé, lorsque j'avais laissé du temps avant de reprendre des éléments de réflexion qui avaient soudainement affleuré quelque jour. La force et l'évidence de ce surgissement s'étaient amoindries, et parfois j'abandonnais purement et simplement la relation de ce qui m'exaltait peu de temps auparavant. Je dis ça parce que c'est bien ce qui menace en ce moment par rapport à cette constellation de rapports entrevue jeudi dernier 23 juin, et dont j'ai retracé une première figure avec l'article sur la rue Tronchet. La tentation de l'aquabonisme est grande, quand se précise la sournoise (et le plus souvent trompeuse) sensation d'écrire dans le désert (car n'y eut-il qu'un seul être à me suivre aujourd'hui ou demain, et tout est justifié).
Alors remettons-nous dare-dare dans le courant. Jeudi 23, dans la tiédeur de l'air du soir, je me rends par la rue de Strasbourg au cinéma Apollo. Je ne sais pour ainsi dire rien du film projeté, Diamant noir, d' Arthur Harari
Et je ne regretterai pas d'être venu, car le film a une force singulière, en ne ressemblant guère à ce qui sort habituellement des studios français. Film policier sans police ou presque, film noir sur une intrigue familiale, shakespearienne, tourné en un espace rarement fixé sur la pellicule - le milieu des diamantaires d'Anvers -, avec un souci remarquable de la forme, de l'image et de la couleur, Diamant noir m'a séduit, captivé. D'autant plus qu'à la fin du film, qui se déroule dans la gare centrale d' Anvers, irrésistiblement me revint en mémoire celui qui, à l'inverse, débute son dernier livre à l'intérieur de cette même Centraal Station, je veux parler de W.G. Sebald et de son chef d'œuvre, Austerlitz.
Dans un entretien sur le site Critikat, Arthur Hararirevient sur ce motif de la gare : "(...) le récit est d'abord très resserré sur le besoin de réparation d'une violence familiale, sur le désir de vengeance puis les ramifications s'élargissent au milieu des diamantaires anversois, pour enfin s'ouvrir au monde. Le film voyage jusqu'en Inde, et plus généralement, les gares et les trains sont omniprésents."
En googlisant "diamant noir gare Anvers", dans l'espoir de trouver un photogramme du film montrant la gare, je tombe sur le site d'un joaillier-horloger, Rullière Bernard, basé non à Anvers, mais à Saint-Etienne. Cela ne l'empêche pas de présenter un historique succinct de l'exploitation du diamant :
"C'est en Inde que l'on commence à extraire les premiers diamants il y a 3000 ans. On lui attribue des pouvoirs " magiques ". Il est souvent représenté comme " le fruit des étoiles " ou provenant de sources divines. D'ailleurs le mot diamant vient de Adamas qui signifie Invincible. Aussi il est utilisé comme amulette et talisman. Il est pendant très longtemps exclusivement réservé aux Rois européens qui ornent leur couronne. Il faut attendre 1444 pour que Charles VII offre à Agnès Sorel le premier diamant taillé connu à ce jour."
Et un peu plus loin, après avoir détaillé l'histoire de la taille des diamants, le site précise qu'en Europe celle-ci s'effectue surtout à Anvers, et devinez quoi, c'est une photo de la gare qu'on choisit pour illustrer l'article :
Et pas n'importe quelle photo de la gare : au centre de celle-ci, symbole dominateur au-dessus de tous les autres, voici la grande horloge à aiguilles, évoquée par Jacques Austerlitz, que le narrateur du livre rencontre précisément dans la s alle des pas perdus de cette gare en 1967. :
"A quelques vingt mètres au-dessus de l'escalier à double révolution qui relie le foyer aux quais, on trouve, seul élément baroque de tout l'ensemble, à l'emplacement exact où le Panthéon romain, dans la prolongement direct du portail, offrait à la vue le buste de l'empereur, la grande horloge : emblème du nouveau pouvoir régnant sans partage sur la ville, elle surmontait même les armoiries royales et la devise Eendracht maakt macht, l'union fait la force. De la position centrale occupée par l'horloge on pouvait, dit Austerlitz, surveiller les mouvements de tous les voyageurs, et à l'inverse les voyageurs devaient lever les yeux vers l'horloge et se voyaient contraints pour tous leurs faits et gestes de se plier à sa volonté. En effet, il fallait noter que jusqu'à la synchronisation des horaires de chemins de fer, les horloges de Lille ou de Liège n'étaient pas à la même heure que celles de Gand ou d'Anvers, et c'était seulement à partir de l'uniformisation réalisée au milieu du XIXe siècle que le temps avait commencé à exercer son empire incontesté sur le monde. Ce n'était qu'en nous conformant au rythme qu'il nous prescrivait que nous pouvions franchir les vastes espaces nous séparant les uns des autres. Il est vrai, dit Austerlitz au bout d'un moment, que le rapport espace-temps, tel qu'il se présente à nous lorsque nous voyageons, ressortit aujourd'hui encore à l'illusion, à l'illusionnisme, ce qui fait que chaque fois que nous revenons de quelque part nous n'avons jamais vraiment la certitude d'être réellement partis. " (p. 20-21, c'est moi qui souligne)
J'ai souligné la phrase car elle est en parfaite correspondance avec un passage de la vidéo d' Alain Supiot insérée dans le billet précédent. Réécoutons-la à cet instant précis.
La gare d'Anvers avec son horloge n'est pas la seule similitude avec le film d'Arthur Harari. D'autres indices sont saisissants. Cependant, mon horloge indiquant presque deux heures du matin, ce sera pour une prochaine fois.