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«Selon Orwell, Hitler avait compris qu’existe, dans la nature humaine, ce besoin de se sacrifier pour quelque chose qui vous dépasse»
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L’État islamique maîtrise parfaitement les techniques de propagande modernes. Pourquoi ne savons-nous pas y répondre?
Nous y répondons par un robinet d’eau tiède, des appels à pratiquer un «islam modéré», guère séduisant pour des jeunes qui cherchent à se bâtir une identité sociale en rupture avec ce monde «global» qu’ils rejettent.
En août 2014, selon un sondage ICM (1), un quart des jeunes en France âgés de 8 à 24 ans avaient une opinion positive de l’État islamique. Et même si ce chiffre se révèle être plus modeste en réalité, l’État islamique réussit à retourner à son avantage notre propre propagande, maîtrisant les outils d’une guerre asymétrique. Les images des attentats, des populations en proie à la panique lui servent de combustible.
C’est méconnaître Daech que de penser que le recrutement se fait essentiellement via Internet, sans «ciblage» particulier?
L’État islamique ne néglige rien. Une jeune volontaire en Syrie va, par exemple, contacter une «sœur» en France et lui dire que, même si elle aime sa famille, une mission bien plus importante l’attend dans le «califat» et donnera du sens à sa vie. Elle insistera: «En France, vous n’avez plus de valeurs morales, ni de principes religieux. Ici, les choses sont claires, justes. Un homme est un homme, une femme, une femme», etc. La recruteuse pourra passer des centaines d’heures à la convaincre. Et chaque message sera personnalisé, à la différence des campagnes de prévention occidentales. Selon certaines estimations, l’État islamique a ouvert 70. 000 comptes Twitter et Facebook et envoie quelque 90. 000 messages par jour…
Lors de vos enquêtes, notamment en Irak, vous avez été frappé par la combativité des soldats de l’État islamique, faits prisonniers, que vous avez rencontrés. Même les combattants kurdes étaient impressionnés?
Oui, les Kurdes, qui eux-mêmes sont prêts à se battre jusqu’à la mort, à endurer des pertes importantes, évoquaient ces «faits d’arme» non sans une certaine admiration. Or, quand on essaie de mesurer la volonté de défendre les valeurs démocratiques dans les sociétés occidentales, elle apparaît beaucoup plus faible. Avant les attentats de janvier 2015, nos enquêtes montraient que 30 % des gens étaient prêts à «se sacrifier», c’est-à-dire à perdre leur travail, à aller en prison. On ne parlait même pas de tortures… Ce taux est ensuite monté à 60 % pour retomber à 30 %.
«La défaite soi-disant prochaine de l’État islamique ne s’est pas encore produite. Il est enraciné profondément dans les territoires et étend son influence en Asie centrale et en Afrique»
À vous écouter, l’Occident ferait donc totalement fausse route dans sa stratégie contre Daech. N’est-ce pas minimiser la supériorité militaire de la coalition, les territoires reconquis?
La défaite soi-disant prochaine de l’État islamique ne s’est pas encore produite. Il est enraciné profondément dans les territoires et étend son influence en Asie centrale et en Afrique. Dans les zones qu’il contrôle, les réactions des populations peuvent être ambivalentes: rejet de sa violence meurtrière, mais fierté pour ce nouveau califat musulman qui s’oppose aux anciennes grandes puissances et balaie le concept d’État-nation. En Irak, beaucoup de cheikhs, à la tête de tribus arabes sunnites, ont ainsi bien accueilli la phase de conquête de l’État islamique, qui faisait pièce au pouvoir chiite de Bagdad, avant de déchanter par la suite… Mais, globalement, la plupart des Arabes sunnites préfèrent vivre sous la domination de Daech que sous celle d’une coalition menée par les Américains et le gouvernement irakien.
Le seul survivant des attaques du 13 novembre dernier à Paris, Salah Abdeslam, est désormais incarcéré en France. Que peut-on attendre de ses interrogatoires?
Difficile de répondre. Sans doute des informations sur les réseaux terroristes qui sont beaucoup plus vastes et connectés entre eux qu’on ne l’imagine. Et qui parviennent à passer entre les mailles du filet, car la population, qui certes n’est pas impliquée dans l’action violente, les tolère, comme on a pu le voir à Molenbeek. Ce qui m’intéresserait également serait de comprendre pourquoi le frère de Salah et Brahim (qui s’est fait exploser au Comptoir Voltaire, NDLR) Abdeslam, Mohamed Abdeslam, n’a pas suivi le même chemin, de déterminer ce qui peut faire barrage aux idées radicales socialement contagieuses.
Vous critiquez les erreurs de l’Occident, mais quelles solutions préconisez-vous?
Le camp occidental se concentre trop sur les questions de sécurité et les réponses militaires, et néglige les mécanismes psychologiques et sociaux. Il lui faut réadapter toute sa stratégie. Miser notamment sur les groupes de jeunes capables de diffuser un discours mobilisateur, et pas seulement un plaidoyer pour la société de consommation. Car, même vaincu militairement, l’État islamique continuera de «séduire». Et ce pour longtemps. D’autant que rien n’existe aujourd’hui dans le monde musulman pour contrecarrer efficacement son pouvoir d’attraction.
Marie-Amélie Lombard-Latune
(1) Institut de sondage britannique.
Source Le Figaro
Scott Atran (né le 6 février 1952 à New York aux États-Unis) est un anthropologue franco-américain et directeur de recherche en anthropologie au Centre National de la Recherche Scientifique à Paris, chercheur à l’université d’Oxford , boursier du John Jay College of Criminal Justice de New York.