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Coups de dés et frontières

Publié le 03 juillet 2016 par Jlk

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Lettres par-dessus les murs (30) 

Amman, le 7 mai au soir, quand la connection internet ne marchait pas...
Caro JLs,

Nous étions heureux de partir, ce matin, de quitter pour un moment ce pays et sa violence, et ses souffrances. Je ne sais quels livres emporter, c'est important un livre, même quand on n'est pas en prison ou perdu dans la neige. Ni Lorca ni Tchekhov, finalement ce sera Calvino, Si par une nuit d'été un voyageur, et puis Tagore, A quatre voix, et puis Markus Werner, Langues de feu. Rien sur la Palestine en tout cas, je ne veux plus entendra parler de Palestine, je veux me nettoyer la tête. Et puis ce qui m'attend nécessite toute mon attention, c'est un voyage dans le temps, Amman, qui fut pour moi la découverte du monde arabe, il y a huit ans, neuf, Amman, la porte de l'ailleurs. Une ville toute proche de Ramallah, mais je n'ai pas voulu m'y rendre plus tôt – risque d'être refoulé à la frontière, au retour, et puis aussi surtout, l'appréhension de voir le présent détruire la beauté de mes souvenirs. J'ai gardé Amman dans un tiroir, je l'admirais à mon bon plaisir : maintenant je peux retourner à cet endroit, et je sais que c'est une autre ville que je verrai, elle me rappellera Amman mais je n'en attends rien de plus, même si ce matin j'aurais aimé courir vers Amman comme vers une amie qu'on n'a pas vu depuis trop longtemps.

littérature,poésie,voyage

Sauf qu'ici on ne court jamais bien loin, il y a toujours quelqu'un pour vous arrêter et vous demander votre passeport. Ou pour vous proposer de jouer aux dés. Je me demande qui a eu l'idée de décorer ainsi les blocs de béton, à la frontière. Comme si l'Occupation était un jeu… ce qu'elle est, finalement, un jeu de hasard, passera, passera pas, quand on est Palestinien on n'est jamais bien sûr de rien, avant que les dés ne s'arrêtent. Ici, la face supérieure est blanche, seraient-ils pipés, se demande-t-il en prenant la photo. Ce n'est que le premier barrage de cette étrange frontière, il y en a exactement 123 après, j'exagère un peu, 123 c'était la durée qu'il nous a fallu, en minutes, pour les passer, ces barrages, monter dans un bus autorisé, descendre, les premiers guichets, une jeune soldate dans la lune voit le tampon Erez sur le passeport, dans son cerveau embrumé quelque chose se met en marche, elle nous pose la question rituelle, pourquoi êtes-vous allés à Nasa ? On aurait pu jouer aux cons et lui dire que la Nasa avait besoin de nous, mais il vaut mieux lui expliquer vite fait, pour Gaza, même si visiblement elle ne sait pas trop où c'est, ce truc-là, sur la lune peut-être. Monter dans un autre bus autorisé, et le no man's land, les barbelés et les mines, dépasser la foule des pèlerins qui se rendent à la Mecque, et qui ont droit à bien plus d'égards que nous, leurs valises en tas dans la poussière.

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Ensuite la vallée du Jourdain, verdoyante, et la remontée vers la ville, et la ville, qui se déploie doucement dans le désert. Des endroits que je crois reconnaître, et puis non. Des travaux partout, des buildings comme des champignons, il me faudra faire un effort, pour retrouver Amman, pour la présenter à ma douce. On n'en a pas le temps, à peine nos valises posées dans le bureau de ses collègues on s'en va à l'Ambassade du Bangladesh, dans l'espoir d'un visa rapide. Le chauffeur du taxi est Palestinien, évidemment, ils sont la majorité en Jordanie, un vieux Palestinien qui n'a plus toutes ses dents, mais plein d'histoires à raconter, et celle-ci qui résume toutes les autres : parti de Tulkarem en 1967, il n'a revu son pays qu'une fois, dans le flou qui précédait les accords d'Oslo, en 1993. Depuis, on lui a toujours refusé l'accès à ces collines qu'il peut voir, par temps clair, depuis Amman. Il fait temps clair tous les jours, à Amman.
Et voilà déjà la Palestine qui me rattrape… Je sais que je ne n'oublierai jamais ce satané conflit, et qu'il fera toujours partie de moi, j'aimerais juste m'en détacher quelques jours, mais faire ses valises et passer une frontière ne suffit pas à changer d'air… la quête de mes petits souvenirs personnels attendra demain.

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A L’Atelier, Vevey, ce 9 mai, matin.

 Cher Pascal,

Tu me parles de la lune, et je te réponds : griffon. Tu quittes la Palestine pour quelque temps, pendant que je reclasse mes bibliothèques entre la montagne et le lac, sans le moindre checkpoint pour me retarder. Le rappeur Mohammed, à Gaza, raconte qu’il met en moyenne cinq heures pour faire 15 kilomètres, parfois toute une journée. Quant à moi, je vais passer ma journée à remettre tout mes Gallimard de la Blanche, à peu près 900 titres, par ordre alphabétique. Ce sera tout ça de gagné pour retrouver celui que je cherche. On perd son temps à le gagner : c’est un peu ça aussi la poésie de vivre, n’est-ce pas ?  En tout cas je fais ça sous le regard du griffon de fer-blanc que j’aperçois de ma fenêtre sur cour, dans mon nouvel atelier secret.

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Celui-ci, que j’ai déniché pour 300 francs par mois dans la vieille ville de Vevey, à cinquante mètres d’Adam Mickiewicz, prince des poètes polonais, et qui se réduit à une chambre donnant sur une cour à ciel ouvert, précédée d’une piécette d’entrée pavée de brique rouge  sang de bœuf pourvue d’un évier de pierre à robinet d’eau froide, ce lieu absolument serein à la douce lumière sera ma thébaïde. J’y installe 7000 livres et mon chevalet, rien d’autre, si : un fauteuil à bascule pour lire. Autant dire le monde au cœur du monde, mais loin des rumeurs du monde, et d’autant plus que le réseau Swisscom est coupé net à la porte de la vieille maison dont le parterre est occupé par l’atelier d’un encadreur-doreur, gardé par le chien Pierrot à foulard libertaire, secondé par le chat Cybercat. Tout un autre monde déjà, que je te raconterai en alternance avec ton Amman et ton Bangladesh.

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Dans le jeu des coïncidences, figure-toi qu’une grande et belle édition récente d’Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, paru à la Table Ronde l’an dernier, se trouve déposée depuis hier sur le manteau de la cheminée désaffectée de l’Atelier. Plus précisément, il s’agit du recueil des premières et deuxièmes épreuves avec les corrections manuscrites de Mallarmé, complété par un commentaire détaillé de Françoise  Morel, la propriétaire de l’ouvrage. L’objet contient, entre autres, le poème en l'état de sa parution dans la revue Cosmopolis du 4 mai 1897 et un texte repris en préface à la première édition en volume. Françoise Morel précise : «Les observations qui suivent n'ont pour objet que l'évocation de possibles, multiples et variables interprétations symboliques. On ne trouvera donc pas une clé ou des clés, mais de nombreux chemins, parfois de traverse, des carrefours, peut-être avant tout une rencontre, une ouverture, un horizon. Et qui mieux que Mallarmé pouvait nous conduire… »  Je ne sais si Mallarmé, auquel je suis attaché surtout par ses géniales Divagations, te conduira, mais vos anges gardiens ont fait leur job jusque-là, et la corporation ignore les frontières à ce que je sache…  


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