La scène se déroule fin juin, à l’Hôtel de Matignon. Un important conseiller de Manuel Valls reçoit le patron français d’un groupe européen. Durant l’entrevue, le collaborateur du premier ministre n’en finit pas de s’extasier sur les projets d’expansion de l’entreprise. « C’est formidââââble ce que vous faites ! lui lance-t-il. C’est tellement bien ! » À la fin du rendez-vous qui suinte la flagornerie, il inscrit son numéro de portable sur sa carte de visite et la tend au patron : « Vous pouvez m’appeler quand vous voulez… »
« Je n’ai jamais vu ça, confie, médusé, le consultant qui a organisé la rencontre. D’habitude, durant ce type d’échanges, les conseillers portent peu de jugement. Ils prennent des notes et demandent quelle aide peut concrètement apporter le gouvernement. Ce collaborateur de Valls veut se recaser. Ça ne fait aucun doute. » Se recaser. Le plus vite possible. Et le mieux possible. Quitter le Titanic avant – peut-être – qu’il sombre. En mai 2017. C’est désormais la devise des gardes rapprochées des ministres, du premier d’entre eux et du président de la République. Au total, ils sont près de 500 conseillers à chercher la porte de sortie.
Seuls quelques irréductibles ne quitteront pas le navire. Parmi eux, le jeune et bouillonnant conseiller en communication du président, Gaspard Gantzer. « Je vais rester jusqu’au bout de ce quinquennat, dit-il. Je suis administrateur civil. J’étais au ministère des Affaires sociales, comme Martine Aubry. Je n’ai aucun stress. » Beaucoup d’autres songent à partir. Mais tous ne sont pas logés à la même enseigne. D’un côté, les fonctionnaires détachés dans les cabinets, qui sont assurés de retrouver une place dans leur administration. De l’autre, les contractuels – notamment les chefs de cabinet, conseillers communication, conseillers parlementaires -, qui doivent repartir dans le privé.
Chiens, chats et singes
« Il y a trois profils : les chats, les chiens et les singes, s’amuse Nicolas Boudot, ancien conseiller sous la droite, désormais associé au sein du cabinet Tilder, où l’on voit les CV arriver depuis quelques semaines. Les chats sont attachés à un ministère et spécialistes d’un domaine. Les chiens sont liés à une personnalité politique qu’ils suivent au gré des remaniements. Et les singes passent de branche en branche, d’une personnalité à une autre, d’un ministère à un autre. Ce sont des francs-tireurs. » Chez les « chiens » et les « singes », la pression monte dangereusement. « Si mon ministre a besoin de moi, je serai toujours là. Mais, maintenant, je cherche à partir. Il sait que je veux rebondir et il l’accepte », avoue un conseiller en poste depuis le début du quinquennat. « Il faut y penser dès maintenant parce qu’il va y avoir embouteillage. Il y a la première vague des conseillers ministériels et la deuxième vague des collaborateurs des députés », s’inquiète un autre.
Dans les palais dorés de la République, ces collaborateurs – souvent très bien payés – parlent aussi gros sous. Et s’interrogent entre eux : « Et toi, tu serais prêt à baisser de combien ton salaire si tu pars dans le privé ? » « Les salaires nets varient de 4 500 euros pour un jeune chargé de mission de 25 ans, jusqu’à 11 000, 12 000, 13 000 euros pour les conseillers les plus gradés. Des rémunérations hors sol, surévaluées de 20 à 30 % par rapport à ce que vaut la personne ! », estime Antoine Gimenez, du cabinet de recrutement Citéa.
Les grandes manœuvres ont débuté. Certains des postes actuellement vacants sont pris d’assaut. « Chez Allianz, un job de directeur de la stratégie est ouvert. Ils reçoivent un monceau de CV de la République ! », admet un financier. À Matignon, Yves Colmou et Sébastien Gros, respectivement conseiller spécial et chef de cabinet du premier ministre, commencent à recevoir la dizaine de contractuels de l’équipe. Leur conseil : multiplier les prises de contact, les déjeuners, les rendez-vous. « On aimerait que tu restes jusqu’au bout, mais si tu trouves un poste, alors on t’encouragera à le prendre », aurait dit Colmou à l’un d’eux. Des collaborateurs qui se mettent à l’affût d’opportunités et des ministres qui cherchent à leur trouver une piste d’atterrissage alors que soufflent des vents contraires l’année précédant une élection présidentielle, cela n’a rien d’exceptionnel ! C’était déjà le cas sous Sarkozy. Et avant cela, sous Chirac.
Les passages en cabinet peuvent être de puissants accélérateurs de carrière. Dans le public comme dans le privé, une fois que les commissions ad hoc ont donné, à tort ou à raison, leur feu vert. Le poste de conseiller économique de l’Élysée ouvre de grandes portes. Et ceux qui l’occupent le savent bien ! Du coup, la valse est lancée depuis plusieurs mois. En janvier, Laurence Boone, qui avait hérité des sujets d’Emmanuel Macron lorsque celui-ci a été nommé à Bercy, a rejoint l’assureur Axa pour devenir économiste en chef du groupe et responsable de la recherche d’Axa Investment Managers. On est « venu m’offrir une très belle opportunité qui ne se présente pas souvent », affirmait-elle alors. Jean-Jacques Barbéris – désormais célèbre pour avoir fait la une de L’Obs en tant que « jeune garde » de François Hollande – avait alors récupéré une grande partie de ses dossiers. Avant de rejoindre, quelques mois plus tard, Amundi pour s’occuper des fonds souverains… Hollande a un temps songé à faire revenir quelqu’un. En cette fin de quinquennat, ses plus proches collaborateurs ont même reçu des candidats. Avant de renoncer. « J’ai été surpris : on m’a demandé si j’étais bien sûr de vouloir quitter mon job pour venir éteindre la lumière à l’Élysée ! », raconte l’un d’eux, en riant.
Les départs s’accélèrent aussi dans les équipes ministérielles. Hugo Richard, le chef adjoint de cabinet du ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, vient de rejoindre Airbus Safran Launchers. Sébastien Dessillons, ancien conseiller entreprises de Valls, a intégré BNP Paribas. Jean-Christophe Roubin, conseiller diplomatique à l’Agriculture, est désormais au Crédit agricole. Un conseiller de Macron serait sur le point de partir chez Thales. Dans le privé, la porte d’entrée la plus évidente reste celle des affaires publiques. C’est celle qu’a choisie l’ex-numéro deux du Trésor passée par l’Élysée, Sandrine Duchêne, lorsqu’elle a rejoint Axa. À la clé, pour ces entreprises, la perspective de relations plus fluides auprès des institutions et des politiques.
Les conseillers qui reviennent dans leur administration peuvent aussi connaître de très belles progressions. Un remerciement pour bons et loyaux services à ceux qui ont eu des « vies de chien ». Philippe Mauguin, 53 ans, directeur de cabinet de Stéphane Le Foll depuis le début, devrait prendre la tête de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra). Renaud Villard, l’ex-conseiller en charge des retraites et de la famille au cabinet de Marisol Touraine, a été nommé, à 39 ans, directeur de la Caisse nationale d’assurance vieillesse. Odile Renaud-Basso, ancienne directrice adjointe du cabinet de Jean-Marc Ayrault à Matignon, vient, elle, de prendre la Direction du Trésor à Bercy – en remplacement de Bruno Bézard, parti subitement pour un fonds d’investissement franco-chinois. Ces nominations prestigieuses sont scrutées, analysées, critiquées. Mauguin en sait quelque chose.
Concurrence féroce
Toutefois, l’arbre peut cacher la forêt car les points de chute se font plus rares qu’avant. Pas grand-chose à attendre des collectivités territoriales. Depuis le début du quinquennat, toutes les élections intermédiaires ont été des échecs pour la gauche. Du coup, les rares mairies, départements ou régions conservés ou conquises par la gauche sont pris d’assaut. À Paris, le cabinet d’Anne Hidalgo a reçu une trentaine de candidatures spontanées depuis avril ! « Quand des postes se libéreront, on regardera dans le vivier des candidatures, promet le directeur de cabinet d’Hidalgo, Mathias Vicherat. Mais on ne va pas créer des postes de toutes pièces. » Dans l’administration, les directions centrales des ministères ont fondu, après des fusions et rationalisations. Tout comme les services déconcentrés de l’État en régions. Conséquence : la concurrence est plus féroce que naguère. « Avant, il y avait sept directions centrales au ministère de l’Agriculture, il n’y en a plus que trois », déclare Philippe Mauguin.
Pour ceux qui souhaitent rebondir dans le privé, la tâche n’est pas plus aisée. L’époque où 18 mois de cabinet valaient 10 ans d’expérience ailleurs semble révolue. « Je ne recommande plus à un jeune de passer par la case ministère pour se faire un carnet d’adresses et acquérir de l’entregent, il y a aujourd’hui bien mieux pour ça », selon un patron du CAC 40. Nostalgique, un chasseur de têtes raconte : « Souvenez-vous de la dream team de DSK à Bercy, et regardez où ils sont aujourd’hui. » Son ex-directeur de cabinet Villeroy de Galhau ? Gouverneur de la Banque de France après une carrière chez BNP. Matthieu Pigasse ? Il règne sur les fusions-acquisitions de Lazard. Frédéric Lavenir est directeur général de l’assureur CNP. Nicolas Théry est à la tête du Crédit mutuel et Stéphane Boujnah d’Euronext. Dans l’administration, Jean Pisani-Ferry est aux commandes de France Stratégie, la cellule de prospective rattachée à Matignon ; Kim Pham dirige la Comédie-Française. « Je ne veux pas insulter l’avenir, mais j’en vois peu pour l’instant qui peuvent prétendre à ce genre de carrière », poursuit le professionnel du recrutement.
Certains conseillers n’ont pas encore pris toute la mesure de la difficulté. « J’ai reçu récemment un jeune du ministère des Finances qui n’avait pas préparé notre entretien, prenait les choses un peu à la légère. Comme si son statut donnait comme acquis que j’allais lui offrir un job ! », dit un responsable d’une grande entreprise du monde de la finance. Qui ne lui a, par la suite, rien proposé… Trop jeunes, pas d’expérience de terrain, des ministres qui ne révèlent pas les talents ? Peut-être un peu de tout ça à la fois… Un changement d’époque et de dimension aussi. « Le monde est beaucoup plus ouvert. Il est dominé par des start-up qui n’en ont rien à foutre de ce qui se passe dans les palais de la République, assène le directeur de la communication d’un grand groupe. Si je devais recruter un responsable des relations presse, je n’irais pas le chercher chez Macron. Je prendrai un digital native. » Le conseiller d’un ministre, qui cherche à se caser, soupire : « On a fait les grandes écoles, on est passé par l’administration, on a fait du cabinet, rencontré des tas de gens ; mais, finalement, nous ne rentrons dans aucune case des grandes entreprises : ressources humaines, commerce, marketing. Il faut tomber sur un patron qui décide de croire en nous et de prendre un risque. » Ces patrons-là ne sont pas nombreux…
ANNE ROVAN MARIE VISOT
Source LE FIGARO