L'ondine était toujours appuyée au bastingage

Publié le 19 juillet 2016 par Les Alluvions.com
Dans la troisième partie de Vertiges, intitulée Le Dr. K. va prendre les bains à Riva, Sebald évoque le séjour italien de Kafka en septembre 1913. Dans l'établissement thermal qui le reçoit, il fait la connaissance d'une jeune femme venant de Gênes, mais d'origine suisse, "et bientôt, écrit Sebald, les après-midi, il part avec elle faire un tour sur le lac". Ils se confient l'histoire de leurs maladies, et Kafka "expose une théorie fragmentaire de l'amour d'où le corps est absent et dans lequel il n'existe aucune différence entre rapprochement et éloignement." A cette époque, il a déjà rencontré Felice Bauer, avec qui il se fiancera deux fois, avant de rompre définitivement.

"Fort de ces propos dictés au Dr K. par ses intimes aspirations, ils convinrent mutuellement de ne jamais citer leurs noms devant un tiers, de ne point échanger le moindre portrait, le moindre écrit, le moindre bout de papier, et de laisser simplement partir l'autre à l'issue des quelques jours qu'il leur restait à passer ensemble." Pacte qu'il ne fut pas si simple de respecter, et Sebald écrit qu'il "eut à prendre toutes sortes de mesures cocasses pour éviter que la jeune Génoise, à l'heure des adieux, n'éclate ouvertement en sanglots." - jeune Génoise qu'en son for intérieur, depuis sa première apparition, il appelait la sirène, "à cause de ses yeux vert d'eau."
Je souligne le mot sirène parce que Sebald file en quelque sorte la métaphore en notant plus loin, alors que le navire s'éloigne du quai : "L'ondine était toujours appuyée au bastingage."
Or, le même jour, lisant en parallèle Rue des Maléfices, le livre de Jacques Yonnet, déjà évoqué ici à plusieurs reprises, je croisai à nouveau une ondine, dans l'histoire du Vieux d'après minuit, que l'auteur commence ainsi :
Il pleuvait dans la rue. Toute la journée, une bruine persistante avait imprégné les vêtements, les visages, les murs même d'une sorte d'humeur glacée qui semblait suinter du dedans. Nous étions réunis, avec l'équipe des peintres, aux "Quatre-Fesses"."
 Les "Quatre-Fesses", c'est un bouge tenu par Olga et Suzy, "deux dames sur le retour, précise Yonnet, lesquelles, déçues de n'avoir éprouvé au contact de leurs très nombreux partenaires mâles que des joies incomplètes, "s'arrangent entre elles". Ce à quoi nous ne voyons aucun inconvénient."(D'ailleurs ce sobriquet n'est aucunement réservé au périmètre parisien, car je crois bien me souvenir qu'un café, à La Mersolle, sur la route de Bonnat, était, pour des raisons que je n'irais pas jusqu'à dire similaires, surnommé "Les Six-Fesses".) Bref, ce décor pluvieux bien planté, suivi de quelques descriptions abreuvatoires, Yonnet enchaîne ainsi :
Dehors, la pluie s'enhardissait. Devenue moins sournoise, elle tambourinait farouchement, et, parfois, une rafale hargneuse la couchait et la projetait dans la vitrine. Olga nous demanda un coup de main pour baisser le rideau et boucler la porte. Ainsi nous serions plus tranquilles. Qui pouvait-on attendre, si tard, avec un temps pareil ?
C'est alors qu'elle apparut sur le seuil, essoufflée d'avoir couru, ruisselante, son chapeau à la main. Très belle. Vraiment très belle. Elle donnait l'impression d'être tombée avec la pluie, et, en épongeant son visage, d'avaler des larmes d'enfant.
Son nom était Élisabeth. Elle attendait, sans trop d'impatience, que la pluie cessât pour partir. Elle nous dévisageait à tour de rôle. Elle s'étonnait probablement qu'après lui avoir  demandé son nom personne d'entre nous n'ait éprouvé le besoin de lui poser d'autres questions.
C'était de crainte d'être déçus, de la découvrir stupide ou vraiment très impure. Elle nous suffisait telle quelle. Ses cheveux trempés, sa frimousse délavée lui conféraient des grâces d'ondine."
Ce très beau passage, dans un chapitre daté de septembre 43, nous propose donc, avec cette ondine surgie dans la nuit diluvienne, comme une rime avec l'histoire, trente ans plus tôt, de la jeune Génoise de Kafka racontée par Sebald.
Et je pensais m'arrêter à ce point lorsque le hasard d'une recherche sur l'ondine ne me propulse vers la biographie d'André Breton (sur l'évocation d'une autre jeune femme à lui reliée, Nadja, j'avais déjà conclu un billet précédent).
C'est dans L'amour fou que Breton nomme "Ondine" celle qu'il a rencontrée dans un café parisien, le café Cyrano de la Place Blanche, le 29 mai 1934, "Je l'avais déjà vu pénétrer, écrit Breton, deux ou trois fois dans ce lieu : il m'avait à chaque fois été annoncé, avant de s'offrir à mon regard, par je ne sais quel mouvement de saisissement d'épaule à épaule ondulant jusqu'à moi à travers cette salle de café depuis la porte ... Ce mouvement, que ce soit dans la vie ou dans l'art, m'a toujours averti de la présence du beau".

Cette ondine est Jacqueline Lamba qu' à cette époque, plusieurs soirs par semaine, on pouvait admirer en danseuse aquatique nue, rue Rochechouart, au Coliseum, ancienne piscine reconvertie en cabaret. 
Je laisse pour finir la parole à la notice de Wikipedia :
"Elle lui donne un rendez-vous à minuit, après son spectacle. Toute la nuit, ils se promènent de Pigalle jusqu'à la rue Gît-le-Cœur en passant par le quartier des Halles et la Tour Saint-Jacques.
Quelques jours plus tard, Breton se rappelle un poème écrit en 1923, Tournesol9 dont les coïncidences sont telles qu'il est convaincu de sa valeur prémonitoire. Jacqueline Lamba lui apparaît comme « la toute-puissante ordonnatrice de la nuit du tournesol10. » La rencontre s'est produite dans des conditions si troublantes que Breton a longtemps hésité à les rendre publiques11.
Ils se marient moins de trois mois après, le 14 août. Alberto Giacometti est le témoin de Jacqueline Lamba, Paul Éluard, celui de Breton, et Man Ray immortalise cette journée par une photographie de Jacqueline posant nue au milieu des trois hommes, citation du tableau d'Édouard Manet, Le Déjeuner sur l'herbe12."
 S'étonnera-t-on maintenant que dans la suite de l'histoire de Yonnet, on apprenne qu' Élisabeth finisse par poser pour les peintres de la petite bande ?
"Une fois Élisabeth accepta sans difficulté de poser avec un sein découvert. C'est sans aucune arrière-pensée, et néanmoins avec beaucoup de délicatesse, que nous lui demandâmes de nous donner, chaque jour, quelques poses rapides de nu intégral. Pour lui montrer combien c'était naturel, commun, nécessaire et sans histoire, nous l'avions amenée un jour à la Grande-Chaumière."

Nu de l'académie de la Grande Chaumière à Montparnasse, Paris, 1950-1951, (photo Emile Savitry)